L’omelette de Lucifer à MUSICA

Fascination, excès et rachat

Luzifers Abschied de STOCKHAUSEN à l'église Saint-Paul de Strasbourg Foto: Rédaction

(MC) – Au Festival MUSICA à Strasbourg, mardi et mercredi ont été des journées de retour aux grands substrats judéo-chrétiens. La Faute, l’excès, la vertu, le rachat par l’Amour. L’Amour, toujours.

« Si l’un de tes membres est pour toi une occasion de chute, coupe le et jette le au loin » (Evangile à peu près et, plus tard, Origène, qui s’est débarrassé de manière très incisive de son membre le plus précieux).

D’abord, The Unknown (L’Inconnu), mardi soir, ce grand film muet de Tod Browning (1927), avec la musique admirable de François Narboni, qui mettait en relief de manière impressionnante et pertinente la puissance, la profondeur et l’étrangeté de ce film. L’Ensemble François Narboni comprend un vibraphone, un clavier électronique, 2 violons, un alto et un violoncelle. Une musique de film ? Non : « une musique avec le film », explique Narbony.

Il raconte, ce film, et si on peut dire, la musique encore plus que lui, l’histoire d’un homme qui, artiste de cirque et dans un contexte gitan (version ciné US), feint dans son métier et dans la vie de n’avoir pas de bras. Ce qui est très avantageux pour séduire sa ravissante partenaire Nanon, interprétée par Joan Crawford, qui souffre d’une phobie des mains masculines : arg ! Surtout pas me toucher ! Dans ce cas, il vaut donc bien mieux ne pas avoir de mains du tout, en effet. Origene is back again.

Survient une vilaine querelle où notre héros, Alonzo (qu’interprète Lon Chaney), étrangle le père de Nanon… Cette dernière, qui entraperçoit la scène du meurtre à partir de sa roulotte, ne distingue qu’une main : et cette main a deux pouces. Et c’est celle d’Alonzo, ce que Nanon ignore. Alonzo prend alors la pertinente, mais horrible décision de se débarrasser réellement cette fois de ses deux bras, usant pour cela d’un chirurgien véreux ; ainsi, il plaira pour toujours à sa Nanon, croit-il. – Il veut faire l’ange, mais il fait la bête ; au fond, il tue l’amour. – Et la belle Nanon, pendant ce temps, guérit de son horreur pour les jeux de vilains et les grosses paluches masculines pas propres en tombant raide dingue du beau Malabar, leur collègue tordeur de fers à cheval. Les appendices d’Alonzo ont donc été charcutés pour rien ! Et il s’en aperçoit. Et veut se venger. Mais l’Amour le tuera, le terrassera.

Il faudra aller bien plus avant dans l’analyse de ce film. La musique de François Narbony s’en est déjà chargée, d’ailleurs, par la composition, l’interprétation et de puissantes intuitions.

Et puis, mercredi soir, ç’a été Luzifers Abschied (Le Congé – ou l’Adieu – de Lucifer), de Karlheinz Stockhausen. 44 interprètes, l’architecture gothico-éclectique et m’as-tu-vu post-bavaroise de l’église saint-Paul investie par des dizaines de moines à sabots et crécelles, une interprétation psychédélique des Salutations des Vertus de François d’Assise, et l’envol de Lucifer – oui, l’envol – relâché de sa capture terrestre. Une heure choisie dans l’ensemble monstrueux que Stockhausen a intitulé Licht ; la Lumière. Zen et néo-catho à la fois. Impressionnant.

Licht, La Lumière, porte pour sous-titre Die sieben Tage der Woche : un opéra par jour de la semaine. Il totalise 29 heures de musique et de son. Stockhausen l’a composé de 1977 à 2003. Pour l’essentiel, disons que 3 personnages principaux évoluent durant ces 7 journées ; il s’agit de Michaël, Eve et Lucifer. Ils sont chacun représentés par un instrument : trompette, cor de basset, et pour Lucifer, le trombone (allez savoir pourquoi ce pauvre instrument se trouve condamné à la diablerie et n’ose plus, depuis lors, se montrer dans les rues pendant la journée…). L’ensemble de la composition fait preuve d’une géniale souplesse. Elle est organisée en modules : ainsi, chaque élément (extrait de scène, scène, acte et opéra entier) est autonome, voire parfois indépendant des autres. C‘est d’ailleurs une constante au fil des décennies du mode de composition de Stockhausen, dont les œuvres s’organisent souvent en modules choisis de manière aléatoire, selon le bon vouloir (ad libidum, libido) des interprètes.

Et il y a les sources d’inspiration culturelles et littéraires du compositeur allemand : théâtre nô et monachisme zen, François d’Assise, Sri Aurobindo et la religion védique, et puis ces 2097 pages d’un livre anonyme de paranoïaque (j’assume ) où Stockhausen a trouvé le personnage de Michaël, le Livre d’Urantia, déniché aux Etats-Unis. L’ensemble de Licht est un peu fatras, un peu prêchi-prêcha par instants, mais pas trop souvent, ouf, grâce, au génie formel du compositeur allemand. Les 29 heures présentent une vraie cohésion et produisent une réelle fascination.

On peut considérer que le Jeudi, Donnerstag aus Licht, est particulièrement obsédant et … éprouvant : Stockhausen y expose une représentation musicale et scénique du calvaire que sa mère, malade mentalement, a dû subir dans les années du nazisme. Une oeuvre très forte, assurément.

Mercredi soir, on a donc pu voir Luzifers Abschied (1981-1983), dans l’interprétation du Balcon, avec pour directeur artistique Maxime Pascal et pour préparateur des choeurs Alphonse Cemin. Luzifers Abschied est un extrait, la scène finale de Samstag aus Licht. Quelques dizaines de moines en bures et capuches, donc, psalmodient d’une manière assez nippone le texte de François. 13 vertus, découpées elles-mêmes à chaque fois en 13 séquences. Une mise en scène dont les premières minutes font craindre une sorte de mauvais film gothique à l’anglo-saxonne… Eh bien non. Musique captivante et raffinée dans sa modernité, bien loin d’un académisme vaticaniste à la Arvo Pärt. Et les moinillons galopaient autour de nous comme le font parfois les moines zen, battant leur propre rythme vital de leurs sabots, hurlant leurs apologies des vertus, dansant parfois des sortes de bourrées, euh, endiablées ?

Et de temps à autre, l’un des 7 trombones à cul lisse surgit de l’ombre, la face tartinée de noir comme un membre de commando, agite sa coulisse avec obscénité et crie pouêt en détalant avant de disparaître dans les recoins de l’esprit humain et de l’église Saint-Paul. Ce sont là des expressions de Lucifer, l’Ange déchu. Le tout sonne drôle, grotesque, à la fois moyenâgeux et post-moderne.

Et puis, les 13 vertus une fois égrenées et célébrées dans un paroxysme vocal, les moines sont sortis ensemble sur le parvis en emportant Lucifer himself, qui trônait dans une cage sur l’autel. En effet, il s’agissait d’un gigantesque Corbeau. Et ils l’ont relâché du côté de l’Ambassade de Russie où, dit-on, il a élu domicile.

Et les 33 moines ont fracassé à terre toute une cargaison d’oeufs. Les œufs du Corbeau, de Lucifer ; afin que cette engeance maudite disparaisse à jamais. Mais elle ne disparaîtra pas : de nombreux spectateurs en effet se sont précipités sur les débris et les ont gloutonnés. Car en réalité, du moins dans cette mise en scène, il s’agissait de noix de coco.

Une musique et un spectacle fascinants, d’une beauté somme toute malaisée à définir, qui navigue adroitement entre de gros écueils massifs et moussus : entre médiévalisme et avant-gardisme élitiste, entre ésotérisme et franciscanisme, entre grotesque et angélisme.

Et tout l’ensemble que constitue ce Samstag finit, hormis l’envol du corvidé Lucifer, sur une réitération des dernières paroles des Salutations des vertus. Ces dernière paroles concernent la vertu d’Obéissance :

«  C’est elle qui confond tout charnel attachement et tient le corps mortifié pour qu’il obéisse à l’esprit et pour qu’il obéisse à son frère (…) »

Une conception particulière de l’Amour, mais l’Amour, en tout cas. L’Amour, toujours.

 

 

 

 

Kommentar hinterlassen

E-Mail Adresse wird nicht veröffentlicht.

*



Copyright © Eurojournaliste