Neudorf, Chekatt et l’Avent

Meurtres au Royaume : la dignité des gens

Impact de balle à Neudorf, à l'endroit où Chekatt est tombé Foto: Eurojournalist(e) - MC / CC-BY-SA 4.0Int

(MC) – En 1977, j’habitais depuis ma naissance à Neudorf ; la Punk vibration battait alors son plein. Nous sommes entrés un soir dans un restaurant pseudo-chic qui fait l’angle de la Rue de Colmar et de la rue du Lazaret, au bout de Neudorf donc, juste avant la Meinau. Ici flottait sans cesse une puissante odeur de chocolat : l’usine Suchard. A peine entrés dans le restaurant, les regards se sont braqués sur nous. Avouons qu’il y avait de quoi. L’un de mes amis, par exemple, portait un collier de chien à pointes, de grosses raybans, une veste blanche étincelante et une canne genre Clockwork Orange. Nous nous sommes faits jeter en vitesse. « Votre ami est aveugle ? », nous a demandé la patronne, accourue à la hâte pour nous faire profiter de ses biceps. « Non, lui ai-je répondu ; il vient de fumer un joint de thaïlandaise, alors, vous comprenez… ». Ce coin de rue, c’est l’endroit précis où 40 années plus tard, un certain Chérif Chekatt s’est fait promptement plomber.

Notre comportement et surtout notre allure étaient très subversives et provocantes, dans le Neudorf des années 1970. Neudorf, c’était la petite, parfois petit-moyenne bourgeoisie, à cette époque là. C’était fermé, convenable, les dimanches le plus souvent à l’église et, comme à Smoke-on-Trent, vides comme une outre vide, des rumeurs qui couraient d’une rue à l’autre, d’une fenêtre à l’autre et de palier en palier. Et puis, pourtant, un aspect positif de la vision du monde de ces gens-là : ils avaient le sens de la densité des choses, une calme gravité, eux qui pour la plupart avaient vécu de très près, intimement, le nazisme et toutes sortes de catastrophes que je ne mentionnerai pas pour ne vexer personne ; avec les années,on devient conciliant… Cette densité des choses du monde, le sens en a disparu de ce faubourg dans les années 1990.

Cette calme gravité, c’est exactement celle que j’ai retrouvée durant ces 48 heures où nous, vieux Neudorfois, sentions fort bien la présence de cet assassin vaincu par sa propre violence, là, tout près, entre Hôpital et Polygone ; d’autant plus que l’hélico ne cessait de bourdonner autour de nous – cela me rappelait le curfew de Kingston, dans les années 1970 aussi, quand l’armée braquait une mitrailleuse sur le ghetto à partir de 21h, toutes les nuits… Là-bas, il y avait 5 ou 10 morts par nuit… A Neudorf, une lourde tension pesait, oui, mais les gens un peu plus silencieux encore que d’habitude souriaient entre eux, cependant, et ne montraient pour ainsi dire jamais aucun signe d’inquiétude, et encore moins de peur.

Savez-vous ? Ne m’en veuillez pas si j’avoue, si j’ose avouer maintenant que depuis les massacres commis par ce Chekatt, j’avais bien davantage le sentiment de vivre un Avent que jusqu’au 11 décembre. Parce que le rapport intime et intuitif que les gens entretenaient voici quelques décennies avec la vie, avec la mort, avec l’instantanéité et l’ interchangeabilité incessante de la vie et de la mort avait ressurgi soudain. Car Noël est joyeux, mais Noël est aussi tragique comme toute naissance (celle de Jésus oh combien!), toute mort et toute vie humaine. Nous l’avions quelque peu oublié.

Les vieux Neudorfois ont aussi éprouvé beaucoup d’agacement quand les médias parisiens (mais pas eux seulement) et nos ministres répétaient hypnotiquement des mantras où on parlait du Neudorf – le Neudorf. Pour les vieux Strasbourgeois, il y a Neudorf, et il n’y a pas le Neudorf. Les médias allemands ou italiens le savent, mais point les médias français. Pourquoi ? Etrange… Par ailleurs, dans les médias, on insistait aussi sur l’ « appartenance » de Chekatt à Neudorf, alors que ce nom était très connu  dans une tout autre partie de Strasbourg, assez loin. Tout cela est très anecdotique, j’en conviens. Et pourtant significatif.

En définitive, Neudorf est un royaume. Un petit monde tendre, romanesque – il semble que je sois le seul à l’apercevoir, sans doute en partie parce que ma famille maternelle y habite de puis 1890 – un peu fermé et un peu secret, un peu resté en 1910 dans certains de ses recoins. Ses recoins tendres et verts, doux et tièdes que je sillonnais, où j’ai rêvé et que j’ai rêvés depuis tant d’années, j’éprouve un trouble persistant, un peu obsédant même, à imaginer cet être malade et en perdition y errer et tenter d’y survivre… J’y ressens un mélange de forte compassion et d’insidieuse profanation. Le fait que ce Chekatt s’y soit dissimulé durant plusieurs jours,quadruplement meurtrier, transi, poursuivi, armé, montre avec une sorte d’obscénité comment le romanesque, le tendre, l’harmonie secrète se transforment et se retournent facilement en abjection aventureuse.Exactement le revers absurde, morbide et répugnant de la résistance héroïque d’un Marcel Weinum, par exemple, à l’époque nazie. Ce petit monde qu’on appelle Neudorf depuis deux siècles est très fragile.

Le calme et la gravité dont je parlais étaient intensément présents jeudi soir, rue du Lazaret, quand Chekatt avait fini d’accomplir son cycle terrestre et que les badauds venaient s’agglutiner progressivement sur les barrages de police. Un être humain venait de mourir, tout le monde était conscient de la portée de cet événement.

Mais surtout, nous sommes tous infiniment tristes à la pensée de notre cher Bartek, l’une des victimes de ce Chérif borderline. Bartek, 36 ans, idéaliste, non-violent… Voici tout juste quelques jours, il m’avait reproché d’avoir porté plainte contre une brute épaisse dont la voiture – à Neudorf ! – m’avait barré le passage sur des bandes piétonnières et qui ensuite, pour réaction à mes remarques, m’avait jeté à terre et infligé une bosse au front : pour Bartek, il eût fallu que je laisse passer cet abruti sans mot dire… Et voilà que Bartek s’est pris une balle en pleine tête ; une balle tirée par un barbare infiniment pire encore que le « mien ». Barto a succombé à la barbarie et à la violence, lui qui les combattait dans les occasions les plus minuscules, en apparence les plus insignifiantes…

Bartek aimait discuter à propos de Freud et du pacifisme. Et en effet, la plupart savent fort bien que le problème de la barbarie se situe en amont et qu’il faut remonter la rivière polluée jusqu’aux sources. Certes, on ne peut sérieusement espérer civiliser les hommes par les jeux vidéo, par le mercantilisme omniprésent, par l’hypocrisie rapace et dans un monde de plus en plus durement et sourdement hyper-hiérarchisé. Il faut donc relire, certes, Das Unbehagen in der Kultur, de Freud, écrit dans les années 1920 (la date n’est pas indifférente) ; mais l’ouvrage ne nous livre que des réponses trop partielles.

Est-il donc vraiment impossible de civiliser effectivement l’humanité ? Pourquoi la culture et l’éducation sont-elles à ce point impuissantes ?

 

1 Kommentar zu Neudorf, Chekatt et l’Avent

  1. Merci, MC, d’être un Neudorfois qui AIME SES rues et ses habitants.
    C’est aussi le quartier de ma première enfance, et ma mémoire mêle indissolublement à l’arôme du chocolat les bruissants effluves du vinaigre Saas, ancienne entreprise familiale sise à l’ombre odorante d’un immense jardin qui s’ouvrait, côté impair, juste au milieu de la rue du Lazaret(h) – au nom mystérieux pour nos petites têtes, rimant précisément avec… Nazareth où grandit un enfant-Dieu plongé dans la violente épaisseur de la pâte humaine.
    Mais à ce toponyme s’associent aussi les tâtonnements de la médecine contre la lèpre ainsi que les figures de l’ami ressuscité par Jésus, ou du pauvre Lazare se mourant comme d’une lèpre à la porte du riche resté anonyme. Puisque “la société” signifie étymologiquement “le mouvement solidaire”, contribuons avec les modestes moyens de chacun à ses efforts d’accueil, de construction, de guérison, à l’horizon des “Larges Vues” que nous ouvre notre nom d’”EurOpe”.

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