« Nous savons que nous ne sommes pas seuls… »

Inga Kirkovska est responsable du département français à l’Université Nationale de Dnipro « Oles Hontchar ». Elle répond aux questions d’Eurojournalist(e), posées conjointement par Philippe Spitz et la rédaction.

Un image paisible - l'Université "Oles Honchar" à Dnirpo. Mais paisible, c'était avant... Foto: privée

(Philippe Spitz) – J’ai des amis en Ukraine. L’élan de générosité de la part des Alsaciens envers les Ukrainiens ne se tarit pas. De là où je suis, j’ai cherché comment les aider, les soutenir. J’ai pu mettre en relation une amie de l’Université de Dnipro (centre de l’Ukraine, ville d’un million d’habitants) avec l’Université de Strasbourg. Je tiens à remercier ici fortement Nicolas Matt (professeur des Universités et vice-président UNISTRA) et Irini Jacob-Berger, Vice-présidente des Relations internationale de l’Unistra, pour leur aide précieuse et un immense merci à Michel Deneken, Professeur, Faculté de théologie catholique, Président de l’Université de Strasbourg, pour son texte destiné aux étudiants et aux professeurs de l’Université Nationale de Dnipro « Oles Hontchar ». Interview avec Inga Kirkovska, Docteur ès lettres (langues romanes), responsable du département français à l’Université Nationale de Dnipro « Oles Hontchar ».

Laissez-moi d’abord vous dire toute notre solidarité et le souhait que ce cauchemar puisse se terminer rapidement pour que l’Ukraine puisse vivre en paix ! Etes-vous toujours à Dnipro ? Comment s’y présente la situation ?

Inga Kirkovska : A Dnipro, c’est plus ou moins calme, mais c’est un faux calme extérieur. La ville et ses habitants ont complètement subordonné leurs pensées et leurs actions quotidiennes aux conditions de la guerre. Le premier jour de la guerre, un aéroport (le terminal et l’aérodrome) a été bombardé à Dnipro, une usine de chaussures et une unité militaire dans la ville un peu plus tard, et maintenant, ils frappent sur de petites villes de la région. La ville creuse des tranchées, se fortifie et construit des fortifications, elle a les frontières communes avec les régions de Donetsk et de Kharkiv, où se déroulent de féroces batailles.

Inga Kirkovska. Foto: privée

Inga Kirkovska. Foto: privée

À une distance de 237 km, il y a une centrale nucléaire à Energodar, capturée par les envahisseurs. Et c’est peut-être la circonstance la plus terrible ! La centrale compte six réacteurs, ce qui fait beaucoup par rapport à la tristement célèbre centrale de Tchernobyl où un seul réacteur a explosé. Les barbares tirent sur les réacteurs et retiennent en otage le personnel de la station, qui travaille sans interruption depuis le début de la guerre, les gens sont épuisés. La station est minée. S’il y a une frappe ou une explosion, alors je ne veux même pas fantasmer sur les conséquences… c’est une bombe atomique non seulement pour l’Ukraine.

La ville a reçu et continue de recevoir des réfugiés de Marioupol, pour ces malheureux, c’est plutôt un point de transit, puis ils vont vers l’ouest de l’Ukraine. Comme certains de mes collègues et étudiants, je suis dans l’ouest de l’Ukraine, mais aujourd’hui, aucun endroit n’est sûr. Les fusées arrivent ici aussi. Certains collègues et étudiants sont partis pour être évacués vers des pays européens, principalement en Pologne, en Allemagne, en Slovaquie, en France, en Autriche. L’aide des pays occidentaux à nos réfugiés est énorme et nous l’apprécions grandement. Et certains sont restés à Dnipro, où la sirène retentit constamment et le climat psychologique, franchement, n’est pas simple. Je suis triste de constater que certains des évacués d’aujourd’hui ne reviendront pas, tout comme ceux qui sont morts dans cette terrible guerre et ne reviendront pas non plus!

En voyant certaines personnes aujourd’hui, je comprends que quelqu’un va mourir physiquement, ils partent défendre notre Patrie…. Et ce sont les meilleurs d’entre nous ! Mais, la plupart de mes amis évacués veulent revenir au plus vite et sont prêts à la vie quotidienne d’après-guerre, si difficile qu’elle soit. Maintenant, je me souviens souvent qu’en 5ème année d’université en 2001, nous avons étudié des textes en français sur la guerre en ancienne Yougoslavie. Je peux imaginer qu’un.e étudiant.e étudie maintenant l’ukrainien, le français, le russe ou l’anglais à partir des informations sur la guerre en Ukraine. Maintenant, la guerre n’est plus devenue pour moi de l’histoire, ni du vocabulaire, ni un support linguistique, mais ma vie. Je ne voudrais pas que cela arrive à cette fille ou ce garçon que je ne connais pas.
Est-ce que les cours de votre université se tiennent toujours ? Est-ce que des professeurs et des étudiants se sont mis à la disposition du gouvernement ukrainien pour faire partie des forces armées et de la résistance civile ?

IK : Les cours ont été interrompus le jour du début de la guerre, le 24 février, notre université, comme de nombreuses universités en Ukraine, a décidé de partir en vacances jusqu’au 20 mars. Désormais, les cours se poursuivent intégralement à distance, à la seule différence que lorsqu’une alarme retentit, une sirène, il faut interrompre le processus d’apprentissage et descendre au refuge. Dans notre région, qui reste plus ou moins calme, l’une des principales raisons du départ était précisément la composante psychologique, il est impossible de ne pas dormir la moitié de la nuit et attendre qu’une fusée s’envole vers vous (peut-être une arme à sous-munitions ou, peut-être une bombe au phosphore), et puis faire ses études lors de la journée.

À l’université, bien sûr, il y a des enseignants, principalement des hommes et des garçons, qui sont volontairement allés se battre ou se sont engagés dans la résistance civile. Il y a des étudiants et des étudiantes qui font du bénévolat dans la ville. Pour eux, un programme d’étude individuel a été établi. Malheureusement, il y a des étudiants qui sont restés dans des points chauds ou des territoires temporairement occupés et ils n’ont pas toujours accès à Internet. Nous les contactons constamment et essayons d’établir un type de travail asynchrone avec ces étudiants, c’est-à-dire sur une base individuelle.

De quoi est-ce que votre université a actuellement besoin ?

IK : Notre université a bien accepté ce défi. Nous y faisons face et aidons même d’autres universités qui ont souffert des bombardements. Ainsi, par exemple, des collègues de l’Université de Luhansk sont venus chez nous, on leur a attribué des locaux, un bâtiment et un foyer pour vivre et travailler. Une fois, ils ont fui les envahisseurs russes de leur Luhansk natal à Rubizhne (maintenant la ville a été bombardée), et maintenant ils sont venus dans notre ville. Je pense que le besoin d’assistance se fera sentir après la guerre, en temps de paix. On en aura besoin davantage ! Notre département français a une expérience positive de coopération avec l’Université de Strasbourg, et maintenant, il ne sera plus possible de quitter le pays car tous les aéroports ont été bombardés, ils sont explosés. Nous avons eu des échanges d’étudiants et d’enseignants et, bien sûr, notre équipe a une vision pour le développement de la langue et de la culture française à l’Université nationale « Oles Honchar » de Dnipro. Si vous demandez plus tard, je vous dirai comment je vois le développement (je souris). Maintenant, les besoins sont comme chez tout le monde à notre époque. Nous ne sommes pas pires que les autres et nous continuons le processus de formation à distance. Lorsque la guerre sera terminée, il y aura beaucoup de travail dans tous les domaines, mais maintenant nous devons former des gens instruits pour notre pays, et nous le ferons.

Pendant que la Russie fait semblant de négocier, les tirs de missiles s’intensifient. Pensez-vous que l’Ukraine sera en mesure de tenir tête à l’envahisseur russe ?

IK : Personne dans notre pays n’en doute ! Et partout dans le monde non plus, personne n’en doute, et peut-être n’en a peur. Cependant, je suis sûre que je ne me tromperais pas en disant que le monde comprend que cette guerre est sa guerre. Je ne pense pas que le ghetto russe soit ce à quoi le monde aspire depuis 1945. Pour nous, c’est une question de prix. Je ne pense pas que nous ayons une date de victoire symbolique, peut-être que nous pleurerons toujours le début, et ce début s’est produit aux mêmes dates tragiques – février 2014 sera le début de la longue, vile et perfide guerre de la Russie contre l’Ukraine. Le 24 février 2022, c’est la rage d’une bête impunie qui a affiché son sourire. Il sera incroyablement difficile pour l’Ukraine de résister, mais nous n’avons pas le choix. Je voudrais espérer que la situation au front affectera les positions de négociation. Cependant, la Russie ment toujours. Toujours!!!

D’après vous, est-ce que Poutine s’était attendu à une réaction européenne comme en 2014, qu’il s’est également trompé sur la force de résistance du peuple ukrainien ? Comment voyez-vous l’évolution du conflit ?

IK : La réaction des pays occidentaux et de l’Amérique, bien sûr, a été une surprise totale pour Poutine. Il a volé les territoires des autres en toute impunité, il n’a rien eu pour cela, et voici le résultat – il a desserré sa ceinture et, comme il lui semblait, « il a saisi Dieu par sa barbe », mais Dieu s’est rasé la barbe à un certain moment. Les sanctions sont sans-précédents ! L’effet des sanctions conduira leur pays trompeur à s’effondrer, mais personnellement moi, je ne m’intéresse plus du tout à leur vie maintenant. Leur effet, c’est ce qui est intéressant, mais il viendra dans quelques mois, c’est-à-dire lorsque la Russie aura terminé les derniers camions avec de la nourriture. Les mères russes ne s’intéressent pas où se trouvent leurs fils décédés, dont les cadavres sont partout sur les routes d’Ukraine, mais peut-être que le manque de nourriture dans les rayons des magasins attirera leur attention. Cela peut avoir un effet. Une autre chose est importante pour nous, combien de vies seront perdues pendant cette période !?

Quant à Poutine et au peuple ukrainien, il ne l’a jamais connu, n’a pas étudié ses traditions, son caractère et ses habitudes, et a donc agi par habitude, comme avec les Russes. Mais « l’Ukraine n’est pas la Russie » (titre du livre du même nom du président Leonid Koutchma, publié en 2003). Il aurait du lire au moins ses contemporains. Je ne sais pas s’il y aura un jour un Willy Brandt en Russie ?!

Cocktail Molotov préparé par les étudiants. Foto: privée

Cocktail Molotov préparé par les étudiants. Foto: privée

Je ne pense pas que la fin soit rapide. Très probablement, les parties essaieront de parvenir à une sorte d’accord, pour accumuler des forces. Toute guerre se termine par des négociations, mais malheureusement, nous ne faisons pas confiance à notre ennemi et avons besoin de puissants médiateurs. Plusieurs dirigeants des grandes puissances ont déjà agi comme médiateurs, mais jusqu’ici en vain, et l’expérience du Mémorandum de Budapest nous a montré ce que valent ces accords. Néanmoins, il existe deux facteurs les plus importants et les plus efficaces pour mettre fin à cette guerre : les sanctions qui détruiront l’économie russe de l’intérieur (comme l’embargo immédiat sur la gaz et le pétrole) et les armes plus lourdes que nos partenaires nous fourniront.

À propos des armes, malheureusement je dois parler des armes, permettez-moi d’exprimer mon opinion personnelle. Si l’OTAN n’est pas prête à nous fournir des armes létales ou à fermer le ciel, comme les gens du monde entier le disent constamment à leurs gouvernements lors de manifestations, alors peut-être que la bonne chose à faire serait de nous les vendre. Ce sera juste à tous les points de vue.

Outre les sanctions et les livraisons d’armes, que pourrait faire la communauté internationale pour pacifier la situation ?

IK : Personnellement, je pense que l’Union européenne et les États-Unis devraient revoir qualitativement le statut, l’efficacité et la réactivité, si vous voulez, de toutes les organisations internationales qui pourraient aujourd’hui aider, mais n’ont pas pu le faire. Par exemple, la situation scandaleuse de la Croix-Rouge, qui a collaboré avec les forces d’occupation et aidé à emmener de force des citoyens ukrainiens, résidents de Marioupol, sur le territoire russe, où ils subissent actuellement des camps de filtration, et cette organisation a proposé d’aider l’Ukraine avec des sacs mortuaires.

Nous et personne au monde, n’avons besoin d’une telle aide ! Ils ont aidé l’agresseur à prendre des otages ukrainiens, leur nombre se compte par milliers. L’OSCE a complètement quitté la « zone de conflit ». N’est-ce pas pour cela qu’un budget leur a été alloué pour être efficace dans la « zone de conflit » ? Eh bien, le rôle de l’OTAN. Cette alliance, a-t-elle réussi à empêcher au moins une guerre, ou s’agit-il d’un organe consultatif ? Il m’est difficile de parler professionnellement à cet égard, mais j’observe, comme tout le monde, la crise évidente du genre. Il faut remplir ces « organismes » de « chair » et de « sang ».

En conclusion, je voudrais dire quelques mots de remerciement profond à la communauté internationale, aux gens ordinaires, comme moi-même et mes collègues, qui ont pris ce problème extrêmement à cœur. Nous sentons votre soutien et nous savons que nous ne sommes pas seuls. Il ne peut en être autrement ! Le monde civilisé est uni, nous sommes un organisme relié par des vaisseaux capillaires. Nous ne voulons pas que cette guerre vienne chez vous, détruise vos projets, vos rêves, vous enlève ce qui est précieux pour vous. Maintenant, en plus des vies qui nous ont été enlevées, ils nous enlèvent la chose la plus précieuse – le temps inestimable de nos vies. Ne les laissez pas voler le vôtre !

Vive la France ! Et Vive l’Ukraine !

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