Per Kirkeby : le rêve d’une aurore

L'artiste danois Per Kirkeby est mort le 9 mai dernier à l’âge de 79 ans.

Kirkeby : les rêves de la nature et de l'Histoire. Ici, en Suède. Foto: Vindarnas Temple -Bengt Oberger / Wikimédia Commons / CC-BY-SA 3.0int

(MC) – On a pu admirer Kirkeby à l’oeuvre au MAMCS, voici tout juste un mois, dans Winter’s Tale, le documentaire de Jesper Jargil (1996).

On l’y voit construire son tableau, couche après couche, sédiment après sédiment. Lentement.
Il peignait lentement, comme une terre instable et ravinée s’écoule.

Kirkeby travaillait à Copenhague et l’été, il vivait sur la petite île de Læsø, un peu au large du Jutland, entre Danemark et Suède. Une île qui ressemble beaucoup au nord de la péninsule, à ce Himmerland qu’a si bien décrit naguère Johannes V. Jensen. Une lumière toute blanche, sans réverbération. Un sol vert pâle, tout bosselé. Des moutons et des chevaux. Un silence qui travaille les roches et les herbes rases comme de l’intérieur.

Kirkeby est né à Copenhague en 1938. On dit que son grand-père, déjà artiste, avait fui la pesanteur familiale pour aller se réfugier au Canada.

Géologue de formation, il a entrepris plusieurs expéditions de 1958 à 1965 : à Narssaq, tout au sud du Grønland, où les Frères moraves ont surgi au XVIII° siècle pour tondre les longues chevelures sauvages des Inuit et leur faire une coupe au bol, puis tout au nord, sur la Terre de Peary, où jamais aucun homme n’a habité. Il s’est rendu aussi en Amérique centrale.

C’est pourquoi on a sans cesse compris son œuvre comme reproduction de visions internes ; des visions qui portent l’empreinte de ses difficiles et obsédants voyages grønlandais. C’est vrai et c’est un peu facile.

En 2000, Kirkeby subit un grave accident cérébral. Rétabli, on le voit sur son fauteuil roulant achever sa fresque au plafond du Musée de Géologie de Copenhague 4 années plus tard : l’oeuvre, sur le grand plafond, reprend ses anciens dessins d’expéditions au pays des glaces.

Il est très connu dans tous les grands pays européens. On l’expose dans d’assez nombreux musées, et on organise des rétrospectives un peu partout depuis une quinzaine d’années.

Kirkeby gravait aussi, il sculptait ; il écrivait des nouvelles, des essais et des poèmes, et il a réalisé quelques films. Et il élevait des murs, un peu dans toute l’Europe. Des murs de briques. A Göteborg, à Aalborg, à Aars, à Aarhus, à Copenhague (Vesterport), aux Pays-Bas, à Francfort où il a enseigné, à Stuttgart, à Lyon devant le MAC, à Orléans : un portique devant le tramway… Des murs de briques qui ressemblent à des murs aztèques ou assyriens, un peu expressionnistes à la Laske-Schüler, et qui révélaient soudainement à eux-mêmes ces espaces parfois ingrats.

Pourquoi tant de murs ? Les murs s’élèvent et s’écroulent. Quand ils sont debout, on voit la liberté, mais en creux, captivée dans l’espace géométrique ; quand ils s’ affaissent, on voit la liberté elle-même dans sa nudité. Le mur est l’image même de la liberté, puisqu’on l’éprouve quand on en manque et quand on la recouvre.

Per Kirkeby a beaucoup peint, surtout. On s’est toujours souvenu de son activité de jeunesse, celle de géologue, parce qu’on veut la retrouver dans ses toiles. Mais en réalité, deux aspects font relief dans sa peinture : il y a ces toiles qui font palpiter parce qu’elles associent dans une même exaltation l’histoire des hommes et l’histoire naturelle, comme si elles allaient toujours de pair ; et peut-être en va-t-il bien ainsi. Dans Le siège de Constantinople, par exemple, en 1995 : 4 mètres de haut et les empreintes des pieds de Kirkeby puisqu’il peignait ses grands tableaux à même le sol et allait jusqu’ en plein milieu de la toile pour y rendre le bleu encore plus profond. Et le souvenir de Delacroix qui se broie dans un creuset émerveillé. Il y a du sang, de la terre, des étoffes impériales et l’ivresse de l’Histoire qu’on fait.

Et il y a ces toiles qui fascinent autrement. Des couches tectoniques, des failles et des fissures, oui ; mais pas livrées toutes seules à elles-mêmes, à leur nudité de pierre. Ce sont des rêves d’aurores, d’orages, d’éruptions et de feux follets. Des rêves aveuglants faits à l’entrée d’une caverne, dans une Jéricho islandaise où les murs ont des failles, se dressent et s’écroulent devant la vérité des puissances naturelles.

On revient toujours aux toiles de Per Kirkeby parce qu’on en a besoin ; on a besoin de la roche et de la lumière quand un artiste sait en mélanger tous les éléments dans son rêve pour révéler par ses mains ce que la vie a de plus beau.

Parmi ses écrits sur l’art, la première strophe mystérieuse et élémentaire de son poème de 1994, Aujourd’hui, les peintres se lèvent, nous l’enseigne. Il faut la méditer longuement, lentement :

Un tableau est comme un mur fissuré

La Passion est accumulation
et les matériaux ne se révèlent eux-mêmes

Que lorsque le mur est dressé

Ils se révèlent dans la tectonique ruinée des fissures

Le voile aveuglant du badigeon est effacé.

(traduit du danois par MC)

 

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