Poutine refait l’Histoire

L’habile construction d’un dictateur froissé

La signature du Pacte germano-soviétique en 1939 : Molotov et Ribbentrop Foto: Kalachnikoff ¨Pobeda Dokumenty/Wikimédia Commons/CC-BY-SA/ PD

(Marc Chaudeur) – « Personne ne m’aime ! », avait l’air de dire en substance Vladimir Poutine, le mois dernier,en essayant de montrer à quel point les membres de l’UE se trompaient au sujet de la Russie et de l’ex-URSS. C’était en tout cas la tonalité affective qui régnait lors de cette rencontre des pays de la CEI à Saint-Petersbourg, le 20 décembre. Poutine y a habilement refait l’histoire de la dernière Guerre mondiale. Ses cibles : l’Europe occidentale, insultée, la Pologne, calomniée, et la population russe, appelée démagogiquement à défendre sa dignité.

Une chose est sûre : Vladimir Poutine dispose de collaborateurs de qualité. Lors de cette rencontre, en réalité, le dirigeant russe a réagi à une résolution adoptée par le Parlement européen : la Résolution du Parlement européen du 19 septembre 2019 sur l’importance de la mémoire européenne pour l’avenir de l’Europe, 2019/2819 (RSP). Cette Résolution veut tracer les contours de l’identité et de l’ histoire européennes. Un point le chagrine particulièrement le Président russe : c’est la mise à égalité de l’Allemagne nazie et de l’URSS stalinienne dans le déclenchement de la Seconde Boucherie mondiale. Il a raison en partie ; mais pour atténuer la responsabilité de l’URSS sur certains points tragiques, il balance toute la charge sur le plateau des pays d’Europe occidentale (Royaume-Uni, France et… Pologne.

Lors de son laïus, qui a duré plus d’une heure, et où on l’a vu accoudé sur un petit tas de documents plus ou moins pertinents, le nouveau Tsar a réussi comme presque toujours à jeter le trouble – si on en juge par le contenu des articles de presse et des médias le lendemain. Poutine en effet renverse la balance de l’Histoire : en résumé, selon lui, le fameux pacte germano-soviétique d’août 1939 a été surtout une manœuvre de défense contre les pays occidentaux (France-GB). En revanche, les Accords de Munich, non moins tristement célèbres certes, seraient pour lui directement à l’origine de la Seconde Guerre…

Qu’en est-il au juste ? La « nouveauté » que contient le laïus de Poutine, c’est l’implication lourde et calomnieuse de la Pologne. Certes, la partition de la Tchécoslovaquie a effectivement été une conséquence directe des Accords de Munich.Mais Poutine va plus loin : il avance que si les Accords n’avaient pas été conclus, et en conséquence des accords signés, eux, entre France, Tchécoslovaquie et URSS, si du moins… la Pologne avait laissé l’armée de Staline traverser son territoire, l’URSS serait intervenue pour défendre la Tchécoslovaquie et donc, pour barrer le passage à l’Allemagne nazie.

En réalité, Poutine utilise des éléments vrais pour en tirer une conclusion fausse : cela s’appelle un sophisme. En effet, les autorités françaises, Edouard Daladier (alors Président du Conseil) le premier, avaient reçu des réponses négatives de la Pologne quant à leur autorisation de traverser leur pays, et quant à celle de laisser l’aviation de Staline survoler l’espace polonais. Pourquoi cette attitude de non-assistance à la Tchécoslovaquie en danger par le gouvernement polonais ? C’est que les relations entre les deux pays n’étaient pas au mieux : à cause du contentieux relatif au territoire silésien de Teschen (Cieszyn en polonais) que se disputaient les 2 pays depuis 1918.

Oui, mais cela ne signifie nullement que le gouvernement soviétique brûlait de rejoindre les Français pour une défense commune contre l’Allemagne ! Tous les documents soviétiques de l’époque vont exactement en sens contraire. Quant à la Tchécoslovaquie… (geste expressif de la main droite sur le bras gauche avec mouvement de bas en haut de l’avant-bras).

En réalité, ni l’Union soviétique, ni les pays occidentaux ne se souciaient de la Tchécoslovaquie. Mais accuser ainsi la Pologne d’être… responsable de la Seconde Guerre mondiale, c’est calomnier les Polonais et les condamner à la double peine de l’Histoire. Que la Pologne n’avait guère envie de voir une fois de plus les Russes débouler sur ses champs et dans ses villes n’est pas vraiment étonnant. Et la Pologne a assurément été démembrée très peu de temps plus tard : non pas par les puissances occidentales, mais bel et bien par l’Union soviétique, de concert avec l’Allemagne nazie ! « Cynisme, brutalité » : ces insultes que Poutine a proférées le mois dernier à l’adresse de l’Europe occidentale vaut bien évidemment pour le comportement de Staline, dont tous les documents montrent bien qu’il se montrait très gourmand, et ceci depuis bien des années. Mais non pour Chamberlain et Daladier.

Quelle est alors au juste l’intention de Poutine lorsqu’il refait ainsi l’Histoire ? Il y a là un enjeu de propagande, essentiel aux yeux du dirigeant russe – à en juger notamment par les publications de Sputnik et ses… satellites. Le texte évidemment peu nuancé de la résolution votée par le Parlement européen, qui met sur le même plan Allemagne nazie et Russie soviétique, est insupportable à ses yeux, et le fait que plusieurs pays d’Europe centrale aient joué un rôle moteur dans le contenu de cette résolution explique son utilisation encore plus grossière de la Pologne.

Il faut donc réaffirmer, une fois de plus, que l’Histoire ne peut et ne doit – au grand jamais – être réduite au rang d’instrument des appétits politiques et des propagandes des uns et des autres.

A lire : l‘excellente analyse de Sergey Radchenko et de Gwendal Piégais dans le Courrier d’Europe centrale.

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