Prix littéraires : notre Europe d’aliens

L’étranger perdu dans l’espace et dans le temps

Malina : la framboise dans la plupart des langues slaves, et le titre du fascinant roman d'Ingeborg Bachmann Foto: Vassil / Wikimédia Commons / PD

(MC) – Le Prix Ingeborg Bachmann a été décerné à Klagenfurt ce week end. Il est revenu à Tanja Maljartchouk, d’origine ukrainienne et émigrée en Autriche. Cette jeune femme âgée de 35 ans, auteur déjà reconnu dans son pays d’origine, habite à Vienne depuis 7 ans.

Le prix Ingeborg Bachmann, l’un des plus importants pour la littérature en langue allemande, est décerné depuis 1977. Il l’est en mémoire de cette grande poétesse et écrivain originaire de la bonne (et mauvaise) ville de Klagenfurt, célèbre pour son ardeur militante juste avant le milieu du 20eme siècle. Ingeborg Bachmann, née en 1926, est morte en 1973 à Rome, lors d’un étrange incendie qu’elle avait sans doute allumé. Elle est la poétesse autrichienne par excellence du traumatisme nazi ; amante et amie de Paul Celan et très proche de lui en esprit, elle a écrit des recueils magnifiques, dont Die gestundete Zeit (Le Temps en sursis), obsédant et inoubliable, et un roman fascinant et très sous-estimé, Malina (1971).

Frösche im Meer (Grenouilles dans la mer) raconte une relation d’amitié entre deux étrangers, deux aliens ; des étrangers d’une nature un peu différente, seulement. Etrangère dans le temps, étranger dans l’espace : des exilés de la condition humaine.

Petro est venu il y a 17 ans d’un pays «de l ‘Est» ; il n’a pas de papier. Il a même avalé ses papiers, pour ne pas risquer l’emprisonnement ; car ainsi, il peut toujours prétendre être un réfugié. Il s’en sort en gardant le parc d’un château viennois que visitent de nombreux touristes. Un jour, une très vieille dame lui adresse la parole dans le parc ; et puis, elle disparaît pendant plusieurs semaines. Elle habite la maison en face du parc. Il va donc la voir. Elle est devenue sénile, étrangère à son propre monde ; elle voit dans son appartement désuet des animaux, partout : insectes dans les airs, et surtout, des grenouilles, à terre. Attention à ne pas les piétiner ! « Dis, j’ai une question à te poser : y a-t-il des grenouilles dans la mer ? »

Et Frau Grill, la vieille dame, identifie Petro à sa plus grande histoire d’amour, un homme qui l’a abandonnée et qui s’appelle Hans. Petro le migrant nettoie l’appartement, achète de la nourriture pour la vieille dame égarée, range son linge dans son sac pour le laver chez lui. Et lui, qu’on suppose ukrainien comme l’auteur, reçoit un appel de son ami de là-bas : des nouvelles de sa maison. La maison est à moitié détruite, tout a disparu, y compris les icones. Petro ne pourra plus vendre sa maison. Il pleure, et se réfugie sur la poitrine inconsciente et compatissante de la vieille dame.

Mais voilà : aboiements. Des chiens font irruption en compagnie de la concierge, d’origine turque, des neveux de Frau Grill et de policiers. « Qu’est-ce qu’il fait là, celui-là ? Un pervers ! » Petro, étranger et plus jeune que la dame, ne peut être qu’un pervers aux yeux de ces braves petits-bourgeois viennois. Ils fouillent son sac et trouvent le linge sale : « Mais oui ! Un pervers ! »
« Frau Bill, laissez la fenêtre ouverte », demande Petro. Pour fuir ? Ainsi finit la nouvelle.

Un texte guère renversant, mais subtil, légèrement ironique, où le passé joue un rôle fantomatique et dévorant à la fois : l’histoire d’amour de Frau Grill, le pays natal de Petro. L’existence de ces personnes dépourvues de leur passé n’aurait aucun sens ; mais ce passé, qui reste le seul sens disponible dans ce monde d’effacement de l’espace et du temps, est un tonneau de miel empoisonné…

Le texte de Tanja Maljartchouk n’est pas sans rapport avec ce que nous livre le Prix Büchner de cette année 2018, Terézia Mora. Hongroise née en 1971 à Sopron dans la minorité germanophone, immigrée à l’intérieur de la langue en somme, cette jeune femme vit depuis 1990 dans la capitale allemande.” Berlin ne m’a pas adoptée, mais moi, je l’ai adoptée “, estime-t-elle. Terézia Mora est la traductrice en allemand du roman extraordinaire de Peter Esterházy, Harmonia Caelestis, l’un des plus grands romans du XX° siècle, et d’œuvres d’Istvan Örkeni.

Terézia Mora s’est fait connaître en 2004 avec le roman Alle Tage (Tous les jours), qui avait obtenu le Prix de la Foire de Leipzig. Un roman très significatif et par ailleurs, très dense. Abel le « héros », comme Terézia, arrive d’un pays « de l’Est » à l’âge de 19 ans ; il reste étranger, on le maintient étranger, à l’endroit où il s’est posé – comme l’auteur et comme le héros du texte de Tanja Maljartchouk. Abel est insaisissable ; il est insaisissable à lui-même, surtout.Et l’écriture de Terézia Mora décrit une sorte de mouvement pendulaire entre tonalités très différentes, genres textuels variés et fragments de narration.

Les œuvres de ces deux écrivains nous montrent avec une parfaite évidence comment la migration et l’exil, quand ils privent le migrant de toute identité sociale réelle, le privent de son identité personnelle, dont la reconstruction dans l’espace et le temps oscille, parfois durant des années, entre bribes de passé, possibilités souvent ratées, chutes dans de glauques impondérables, et empêchements violents.

C’est là la genèse de l’aliénation (paradoxale…) de l’étranger : aux moments où nous voulons préserver sa nature d’étranger, voire même le déshumaniser. Facteur essentiel de violence quand nous n’accueillons pas l’Autre pour ce qu’il est et pour ce qu’il peut devenir, à savoir lui-même, ici, dans nos pays et sur nos terres.

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