Prix Nobel de littérature 2019 et 2018 : Peter Handke et Olga Tokarczuk

Pied de nez au nationalisme et pet de niais à l’Europe démocratique

Deux grandes Polonaises : Olga Tokarczuk et Agnieszka Holland Foto: Tomasz Lesniowski/Wikimédia Commons/CC-BY-SA/4.0Int

(Marc Chaudeur) – Comme les agissements pervers d’une sorte d’écornifleur français de haut vol ont empêché l’attribution du Prix Nobel en 2018, il a été décerné cette année à Olga Tokarczuk, et celui de 2019 l’a été à Peter Handke. On se réjouit que deux écrivains d’Europe centrale soient ainsi primés.Deux auteurs très différents…

Le grand écrivain autrichien a écrit en tout 11 000 pages ! Peter Handke est né en 1942 en Carinthie, d’un père soldat allemand et d’une mère slovène. Cela permet sans doute de comprendre des éléments essentiels de sa personnalité. L’enfance dans un zone de frottements entre germanité et slavitude, la sensation d’enfermement, l’interrogation solitaire sans réponses, le goût de la marche et de la rumination, la rêvasserie et l’errance qui le rattachent si fort à son grand ami Wim Wenders, pour lequel il a écrit le scenario des Ailes du désir et grâce auquel il a tourné son film, La Femme gauchère.

Dans les années 1960 et 1970, Handke lit le Nouveau Roman, et il y trouve une solution pragmatique à la rumination morose en se projetant dans la description du monde extérieur. Et puis il se révolte, comme il se doit ; contre le Groupe 47 auquel appartiennent quelques gentilles filles et gentils garçons eux-même révoltés, comme Günter Grass. Dans ses écrits de cette époque, on décèle aussi la forte influence de Beckett, qui lui ressemble tant au moins par cette tendance au mutisme qu’ils compensent tous deux comme ils peuvent, par leur œuvre… Dans ces années là, Handke compose une pièce où il agresse le public, Publikumsbeschimpfung (Outrage au public, en 1966). Et puis, à la fin des années 1970, il prend un autre pli : celui d’un certain conformisme littéraire. On l’accuse même de néo-romantisme, ce qui n’est pas faux, mais hors sujet : car Handke parvient presque toujours à transpercer les problème de style – ce style qui chez lui, est parfois assez laborieux et pesant – par sa personnalité littéraire fort originale. Sauf, en 1972, dans Le Malheur indifférent : Handke veut y rendre hommage à sa mère qui vient de se suicider, à l’âge de 51 ans. Mais dans ce texte, il ne parvient qu’à exprimer son impuissance – comme s’il lui fallait reporter l’attention du lecteur sur sa personne littérairement impuissante, et non plus sur celle de sa mère morte de tristesse et d’abandon moral…

Peter Handke a beaucoup voyagé, en Amérique, en Asie, et puis… Voilà que dans les années 1990, la guerre pas encore achevée, il se promène en Serbie – et il prend fait et cause pour le pire dictateur qu’ait connu l’Europe après le Moustachu autrichien : Slobodan Miloševic – cela principalement dans un recueil de textes traduit sous le titre de Voyage hivernal vers le Danube (1996). Scandale, et son traducteur G.- A. Goldschmidt se fait appeler Georges Lorfèvre… Scandale réitéré en 2005, quand Handke prononce, en mars 2006, une oraison funèbre devant le cercueil de celui qui est directement responsable de centaines de milliers de morts : « (…) je regarde. J’écoute. Je ressens. Je me souviens. Je questionne (…) ». Il est cependant soutenu entre autres par Elfriede Jelinek, Nobel en 2004.

Pourquoi cette posture ultra-nationaliste serbe ? Sans doute trouve-t-on en cela beaucoup d’éléments de son histoire personnelle : la mère de culture slave, le sentiment de solitude et d’enfermement qui pousse à se précipiter dans une attitude identitaire pour remplir le vide et l’angoisse… Peter Handke, en ce sens, apparaît comme une sorte d’existentialiste germanique, dans cette fuite en avant vers le remplissage d’identité, un remède bien connu à la vacuité spirituelle européenne.Au nihilisme européen…

Chez Olga Tokarczuk, grande romancière, il en va tout autrement. La Polonaise, née en 1962 en Silésie (autre zone de frottements culturels) paraît à la fois plus jeune et plus antique que Handke : dans la générosité et le foisonnement narratifs de son œuvre, on aperçoit parfois du Potocki, parfois même du Mickiewicz (celui des Aïeux).Elle même parle de l’influence de William Blake… Et l’importance essentielle du judaïsme, surtout dans son chef d’œuvre paru en français l’an dernier, Les Livres de Jacob (2014 en polonais). Un fil narratif magnifique, une marqueterie qui exprime un talent inouï : c’est un puzzle complexe en mouvement, comme sur des plaques tectoniques, en fonction d’une dynamique infinie et incessante. Il y a de cela aussi dans le film qu’Olga Tokarczuk a tourné avec la grande Agnieszka Holland (le texte Sur les Ossements des morts, 2009, donne le film Spoor). En 2008, un roman lui-même extraordinaire construit comme du papier découpé, Les Pérégrins, l’a précédé.

Il est manifeste que les incidences politiques de ces deux Prix sont tout différents. Olga Tokarczuk est une personne éminemment sympathique : elle a travaillé comme psychothérapeute après ses études. Elle est pacifiste, végétarienne, elle se promène avec des dreadlocks sur la tête, elle est proche des partis de gauche polonais, dont le Wiosna de Biedroń le progressiste gay. Et elle irrite beaucoup le pouvoir populiste : ces histoires de juifs ! Ces romans compliqués et violents ! Le ministre de la Culture a déclaré que les livres de Tokarczuk lui tombaient des mains, et que la Pologne, eh bien, elle était ailleurs… En réalité, nous dirons que c’est là la Grande Pologne qui est couronnée, la plus admirable, la Pologne éveillée, insomniaque (la vie est courte), audacieuse, provocante, celle qui innove superbement, comme par exemple à la pire époque du stalinisme où artistes et poètes inventaient et changeaient la vie.Malgré tout.

Pour ce qui est de Peter Handke, Bosniaques et Kosovars ont presque immédiatement fait connaître hier leur brûlante indignation. Malgré la captivante, l’immense qualité de l’œuvre de l’Autrichien, c’est à juste titre.

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