Quand dire, c’est ne pas faire

Ravalement de façade du racisme anti-noir : un exemple en Bavière

Le Grand Nicolas trempe les petits Blancs dans son encrier parce qu'ils se moquent d'un petit garçon noir (Struwwelpeter,1858) Foto: Hoffmann/Wikimédia Commons/CC-BY-SA/PD

(Marc Chaudeur) – Comme d’autres villes allemandes (par exemple Berlin et Cologne) et pour les même raisons, la bonne ville de Cobourg, en Franconie bavaroise, est divisée. Sans doute les braves bourgeois de cette ville charmante n’iront-ils pas jusqu’à la guerre civile, mais le sujet est d’importance : changera-t-on les armoiries de la ville, qui représentent depuis des lustres Saint Maurice, sous les traits traditionnels d’un Noir africain ? Imbroglio intéressant, parce qu’exemplaire.

Faut-il changer les armoiries de la ville de Cobourg ? Depuis la mort de George Floyd dans la lointaine ville de Minnesota, les esprits sont en ébullition dans le monde entier, comme on sait, et à juste titre. Grâce à la médiatisation planétaire de l’événement, on se repose partout le problème du… nettoyage de la mémoire.

Pour le dire immédiatement, il existe deux manières de la nettoyer, cette fichue mémoire ; et même trois. Nietzsche disait : « J’ai fait cela, dit ma mémoire ; je n’ai pas fait cela, dit mon orgueil. Et finalement, c’est ma mémoire qui cède. » C’est là une description de la troisième manière pour la mémoire de s’auto-nettoyer : elle évacue elle-même les miasmes toxiques qu’exhalent ses souvenirs – parfois au prix d’un dangereux refoulement. La première, la plus positive : racheter le Mal ; se racheter. Donner, par exemple, aux anciens esclaves ce qui leur est dû, principalement un rang de citoyen à part entière. La seconde : nettoyer les traces du crime ; hop, hors de ma vue ! Loin des yeux, loin du cœur, fût-ce d’un cœur honteux et horrifié.

C’est cette seconde « solution » que semble vouloir adopter la ville de Cobourg. Depuis bien des siècles, la cité arbore des armoiries représentant, comme c’est le cas ailleurs, les traits prétendus de Saint Maurice. L’un des rares saints auxquels on prête les traits (en général exagérés) d’un homme d’Afrique noire. Pétition, contre-pétition. Pour la première, « Nos armoiries représentent une image insultante, raciste, colonialiste d’un homme noir ». Pour la seconde, « Avec ces armes du Maure de Cobourg, la ville honore depuis quelque 800 ans son patron, Saint Maurice. »

Les signataires de la seconde font valoir, entre autres arguments, que Maurice, qui a vécu et a été martyrisé au 4ème siècle, n’a rien à voir avec le colonialisme. Ce qui est ponctuellement vrai ; mais l’affaire se complique quand on s’aperçoit que le nom Mauritius s’est largement imprégné au fil des siècles des connotations liées au terme « Maure ». Et « Maure » renvoie au substantif latin Mor, qui signifie « Noir » – avec la connotation péjorative, venue elle du grec, de quelque chose comme simplet, peu subtil. Cela a donc bien à voir avec le colonialisme, puisque « Mauritius » renvoie davantage à la représentation du saint forgée au fil de longs siècles qu’au Mauritius originel. Sauf que des colonies allemandes en Afrique, il n’y en a pas eu beaucoup ; le Cameroun, tout de même, et une partie du sud du continent, notamment la Namibie (génocide des Herreros en 1904).

Mais on tend à oublier que le terme « Mohr » a tout autant à voir avec le monde arabe et avec le Maghreb qu’avec l’Afrique noire. Et cela, avec une intention plutôt laudative et flatteuse : par exemple, les pharmacies « Aux Maures » (Mohrenapotheke) appellent aux chalands par l’évocation des talents thérapeutiques dont sont censés être pourvus les médecins arabes en Orient. On pourrait mentionner d’autres provenances tout aussi laudatives. Le terme Mohr est donc issu de provenances diverses et contrastées, dont certaines ne sont nullement « racistes, colonialistes et insultantes ». Au contraire.

Pour ce qui est de Saint Maurice : à l’origine, il s’agit du chef de la légion thébaine. Une légion composée de coptes, c’est-à-dire de chrétiens du sud de l’Egypte. Maurice et sa légion, un jour, quelque part dans la Suisse actuelle (d’où l’appellation de Sankt Moritz, l’un des trous à neige où Johnny Olida aimait à planquer son magot) auraient refusé de massacrer d’autres chrétiens, et auraient pour cela subi le martyre infligé par l’Empereur Dioclétien. Bravo. Mais… Les coptes de Mauritius, et Mauritius lui-même, s’ils peuvent être désignés par le nom plutôt vague de Maures, étaient-ils pour autant noirs ?

Sur ce point,un imbroglio amusant, ce qu’on appelle en rhétorique un chiasme : beaucoup d’Afro-Américains, notamment dans les Black studies, s’ingénient à montrer que les Pharaons et plus généralement, les Egyptiens antiques, étaient noirs. Pour beaucoup d’historiens blancs en revanche, le fait que Mauritius était en réalité blanc, et que sa… noiritude ne s’est imposée dans l’iconographie que depuis le 11e siècle, est assénée comme une évidence. Alors ?

Alors, on a envie de dire comme Lou Reed : And me, I just don’t care at all. L’essentiel à notre avis, c’est d’éviter deux écueils redoutables : celui de la condescendance, qui fait souvent ressembler les Blancs au Grand Nicolas du Struwwelpeter, style : C’est pas d’sa faute s’il est noir ! La deuxième, c’est de confondre fourbement le mot et la chose, ou l’image et la chose : en effaçant les mots ou les images, on se donne les airs de supprimer la chose, en l’occurrence, le racisme. Et on sait au fond de soi que ce n’est pas le cas. Voilà ce que risque la bonne ville de Cobourg, en Franconie bavaroise, si elle s’entête à imiter l’hypocrisie des Américains blancs.

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