Sonder, c’est gagner ?
A J-3 du premier tour d’élections législatives cruciales pour l’avenir du pays, les sondages font florès avant que s’impose le silence électoral, qui en France, commence à J-1.
(Jean-Marc Claus) – « Dire ‘les sondages sont avec nous’», c’est l’équivalent de ‘Dieu est avec nous’ dans un autre contexte. », affirmait Pierre Bourdieu lors de son cours intitulé « Sur l’État », donné au Collège de France en 1990. Des paroles aujourd’hui lourdes de sens. Dans cet exposé, citant l’exemple de l’école servant de machine à éliminer les enfants des couches les plus défavorisées de la société, le sociologue pointait qu’en 1880 à l’Assemblée Nationale, il était ouvertement dit qu’il devait en être ainsi. Mais par la suite, il n’y eut plus débat à ce propos, car le système scolaire s’est mis à faire ce qu’on attendait de lui. D’où « l’intérêt du retour sur la genèse [...] parce qu’il y a, dans les commencements, des débats où sont dites en toutes lettres des choses qui, après, apparaissent comme des révélations provocatrices des sociologues. ».
Quid alors de la montée en puissance de l’extrême-droite dans l’opinion publique ? Serait-ce un accès de fièvre susceptible de retomber, comme le prétendent certains, ou un ras-le-bol générateur de vote-sanction, comme l’affirment d’autres ? L’opinion publique se fabrique, notamment via les sondages, comme l’expliquait le politologue et sociologue Loïc Blondiaux dès 1998. Il rejoint ainsi Pierre Bourdieu qui affirmait huit ans plus tôt : « Une des propriétés des sondages consiste à poser aux gens des problèmes qu’ils ne se posent pas, à faire glisser des réponses à des problèmes qu’ils n’ont pas posés, donc à imposer des réponses. ». Ainsi, lorsque Coluche disait « Les sondages, c’est pour que les gens sachent ce qu’ils pensent. », ce n’était pas juste de l’humour…
Revenir à la genèse des phénomènes et fabriquer l’opinion publique, voilà une mise en perspective de la situation actuelle lui donnant un éclairage particulier. Il y eut une époque où, quand un politique d’extrême-droite se pointait quelque part, comme par exemple un plateau de télévision, ceux s’inscrivant dans l’arc républicain, se levaient et quittaient les lieux. En 2002, année où Le Pen père parvint au second tour grâce à la déconfiture de la gauche, Jacques Chirac fidèle à cette pratique hautement significative, n’a pas voulu débattre avec lui. Après son quinquennat, avec l’accession au pouvoir d’un président autoritaire suivi d’un président mollasson, l’extrême-droite devint fréquentable au motif qu’elle aurait fait son aggiornamento et qu’on ne peut tout de même pas ignorer les électeurs qu’elle représente.
Nous avons depuis 2017, avec un président s’autoproclamant jupitérien, en réalité pâle copier-coller de Napoléon le Petit qui connaîtra bientôt son Waterloo, une extrême-droite instrumentalisée par un apprenti sorcier, ne voyant que des extrêmes en dehors de lui-même et de sa formation politique minoritaire. En substituant l’antagonisme réactionnaire versus progressiste à l’habituel clivage droite versus gauche, pulvérisant ainsi les représentations mentales de ses concitoyens en matière de politique, le président des super riches a provoqué un repli sur des valeurs faussement refuges.
En 2002, Jean-Marie Le Pen se disait « socialement à gauche, économiquement à droite et nationalement de France ». Il avait, alors qu’Emmanuel Macron faisait sa rentrée à l’ENA, déjà conceptualisé l’en-même-temps ! Les Français, pour qui la redistribution des richesses n’est pas un gros mot, vivent au quotidien l’appauvrissement des classes moyennes et des classes populaires orchestrée par l’ultralibéralisme économique. Il importe alors, pour sauver le système, de les faire entrer dans un certain schéma de pensée, et c’est là qu’interviennent les instituts de sondages, dont la plupart appartiennent aux puissances d’argent. D’où la question de la fabrique de l’opinion et la nécessité de remonter à la genèse de toute chose.
Il n’est aujourd’hui plus possible de se lever et de quitter la table des discussions, quand y sont invités des représentants de l’extrême-droite. Non parce que ce courant politique représenterait une large part de l’opinion publique, car il prospère aussi pour une bonne partie grâce à l’abstentionnisme, mais parce qu’il a été rendu fréquentable au point même qu’une frange de la droite initialement républicaine, s’y rallie sans vergogne. Par un subtil glissement vers la gauche, la fabrique de l’opinion a placé l’extrême-droite à droite, le centre à droite, la gauche à l’extrême-gauche et l’extrême-gauche est devenue l’ultra-gauche.
Plutôt que de se fier aux sondages, pour orienter leurs votes ces deux dimanches à venir, les électeurs gagneront à étudier de près les programmes des candidats ainsi que leurs parcours personnels, et chercher à savoir qui paye l’orchestre. Ce n’est pas parce que certains politiques les prennent pour des idiots, que les Français sont dénués de toute intelligence. En 1974, Valéry Giscard d’Estaing a abattu son adversaire en plein vol avec un missile sol-air sur lequel il était écrit « Vous n’avez pas, Monsieur Mitterrand, le monopole du cœur ! ». Nous savons aujourd’hui qui a le quasi monopole de l’argent. Faut-il alors pour s’y opposer, amener au pouvoir les acteurs d’un remake de « La Cité de la peur ? ».
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