Spécial Cannes (5) – « Oh, Canada » de Paul Schrader, les chemins d’une vie
Esther Heboyan a vu pour vous ce film de la compétition officielle de la 77e édition du Festival International du Film à Cannes. Quel festival intense pour notre experte cinéma...
(Cannes, Esther Heboyan) – Le titre du film reprend le titre de l’hymne national canadien. On pourrait croire qu’il s’agit d’aller chercher une vie meilleure au Canada, autre pays mythique de l’Amérique du nord, autre terre de refuge permettant un nouveau départ dans l’existence. Effectivement, le Canada fut un temps convoité par les conscrits états-uniens qui ne voulaient pas faire la guerre du Vietnam. Paul Schrader, une figure majeure du Nouveau Hollywood, célèbre pour avoir co-signé avec Martin Scorsese le scénario de Taxi Driver (1976), adapte ici le roman Foregone (2021) de Russell Banks et s’intéresse au personnage de Leonard Fife qui, après une visite médicale de l’armée, a fui les États-Unis pour se réfugier au Canada.
Le film s’ouvre par l’arrivée d’une équipe de tournage dans une maison cossue de Montréal. Pour Leonard Fife (Richard Gere), qui a été un documentariste de renom, qui a enseigné la signification des images à ses étudiants, c’est l’heure du bilan, ou de la confession, face à la caméra de deux disciples. Vieux et souffrant d’un cancer en phase terminale, il va accorder une interview en exigeant que sa femme Emma (Uma Thurman), qui n’est autre que son ancienne étudiante, soit présente. Il veut livrer ses vérités sur sa vie passée, ses choix, ses renoncements, au risque de perturber sa dernière épouse. Au risque, aussi, de laisser paraître des failles cognitives, car le vieillard mourant est sous médicaments.
Cependant, Fife prend bientôt les commandes, mène l’interview comme il l’entend, malgré les protestations d’Emma dont le visage frappé par la douleur apparaît en gros plan sur l’écran que fixe son époux (un procédé d’interview inventé par Fife). Les époques, les amours, les lieux et les gens tantôt sont nettement exposés, tantôt se brouillent et se mélangent jusqu’à inclure cette très belle séquence où Fife, d’un âge avancé mais de belle allure, assis sur un tabouret au comptoir d’un café, voit entrer toutes les femmes qu’il a séduites, et peut-être ou sûrement, aimées.
Voix off, flashbacks jusqu’à la décision de prendre la route du Canada (séquence très justement placée en fin de récit), le maintenant dramatique (sans pathos) de Fife affaibli, le noir et blanc, la couleur forment un récit non linéaire mais non déroutant. On saura gré à Paul Schrader de n’avoir pas rajeuni Richard Gere par la magie du numérique et d’avoir confié le rôle de Leonard Fife jeune à l’acteur australien Jacob Elordi. Si Elordi fait exister Fife dans les années 1960, il arrive que Richard Gere vienne prendre sa place dans une scène du passé, comme auprès d’une femme aimée puis abandonnée. Le visage de Gere devient alors un instant d’introspection sans conséquence – pas de regrets, pas de culpabilité. Juste des faits ou les moments d’une vie.
Passé et présent s’amalgament ou se détachent comme les fragments mobiles d’un kaléidoscope. Après tout, semble dire Paul Schrader, nous sommes des êtres constitués de deux temporalités, le passé et le présent, où les destins bifurquent comme les destinations sur les panneaux routiers. Fife en est venu à oublier l’existence de son fils Cornel qui tente de l’approcher.
Le documentariste Fife devenant l’objet d’un documentaire, on peut dire que Oh, Canada est aussi un film sur la fabrication d’un film, comme Le deuxième acte de Quentin Dupieux qui a été projeté à la cérémonie d’ouverture du Festival. Chez Schrader, l’équipe de tournage, face à son sujet et tenue par un contrat apparemment important, est prête à tout pour obtenir le meilleur document et peut-être récolter une part de gloire sur les traces du maître agonisant.
Richard Gere, dont la carrière d’acteur a été lancée par American Gigolo (1980) de Paul Schrader, fournit un jeu intéressant. Uma Thurman semble sous employée. Jacob Elordi reste une image, souvent à distance de la caméra. La musique de Phosphorescent ajoute de la mélancolie au film.
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