Tu seras un stagiaire, mon fils ! Tu seras une stagiaire, ma fille !

Yours is the Earth and everything that’s in it, And – which is more – you’ll be a Man, my son ! («If», Rudyard Kipling, 1895)

Toute une génération doit passer par la case "stage" - et l'économie s'en frotte les mains. Foto: Museum für Hamburgische Geschichte / Wikimedia Commons / CC-BY-SA 3.0

(Par Esther Herboyan) – «À toi sera la Terre et son bien délectable, Et – bien mieux – tu seras un Homme, mon fils ! (Trad. Jules Castier, 1949). – Comme en Espagne, la jeunesse en France passe et repasse par la case «stage en entreprise». Pas toute la jeunesse heureusement. Car il y a celle qui, ayant empoché une carte de fidélité RSA, profite de l’inactivité longue durée, quelquefois avant même d’avoir exercé une quelconque activité. Bien sûr, il y a celle qui travaille par miracle, ou par piston (mais si, ça existe), voire par persévérance (ça existe aussi) pour un salaire souvent minable et parfois mirobolant (en fonction des parcours plus ou moins fléchés, de véritables destins dessinés par une société sclérosée, inspirée par les règles de la tragédie antique). Il y a celle qui, ayant déserté l’école, se débrouille, pour rester dans l’euphémisme.

Une certaine jeunesse, elle, passe et repasse par la case «stage en entreprise». Cela peut durer des mois, des années. Mais de quoi se plaint-on?

Les stages sont utiles. Tout le monde est d’accord. Les politiques sous le joug de l’économie de marché, les patrons désireux à juste titre d’obtenir une rentabilité toujours plus grande, les employés désirant parfaire leur formation et obtenir une promotion, les non-actifs se projetant comme employés, les étudiants de gré ou de force, les administrateurs et conseillers des structures éducatives, les parents et même les grands-parents, les enfants forcément, les collégiens et collégiennes en classe de troisième (d’ailleurs, on pourrait se demander pourquoi les collégiennes cherchent «naturellement» un stage dans un cabinet de vétérinaire ou encore une école primaire), les chômeurs comptés recomptés, les fils et filles à – aperçus ou non dans les pages people ainsi que les progénitures des pages de l’almanach, celui du peuple. Bref, tout le monde s’accorde sur l’utilité des stages en entreprise. Les poètes, eux, restent songeurs. Un instant ou deux.

Les stages – pas vraiment une invention du vingt-et-unième siècle, ni une innovation attestant d’une modernité avancée en matière de ressources humaines et de productivité économique. Il y a toujours eu des apprentis dans divers corps de métier. Il y a toujours eu des apprenants et des formateurs. Un rite de passage pas toujours reluisant mais parfaitement huilé. Une préparation à la vie, à la vie active, selon l’expression consacrée. Le stage en entreprise – une initiation à la vraie vie pour décourager et recadrer/réorienter tous les rêveurs, les oisifs, les rentiers, les poètes (encore eux!), les artistes et tous les détracteurs du Redressement Productif (ah ! le beau titre de l’éphémère raison!).

Dès lors, on assiste à la quête au bonus: le stage en entreprise qui va séduire plus d’un employeur d’entreprise. Un stage rémunéré à 436 euros hier, à 528 euros aujourd’hui, pour un poste à temps plein. Stage renouvelable pour les candidats chanceux, 3 mois que l’on multiplie par 2 (légalement). Stage pérennisé par l’entreprise qui fait ainsi défiler la jeunesse diplômée du pays, un pied-de-nez à ceux et à celles qui font le pied de grue dans les dédales de Pôle Emploi. Il faut reconnaître que de temps à autre, l’entreprise, avide de stagiaires, corrige son avidité et propose un contrat d’embauche pour faire de son/sa stagiaire un smicard/une smicarde. Gratitude éternelle de ceux qui ne pourront pas payer leur loyer ni manger à leur faim. Si l’on est un tantinet rêveur, on se met à rêver que ce schéma reste exceptionnel.

Comble de l’épreuve tragi-absurde, il y a le fameux stage en entreprise «non rémunéré». Alors-là, une idée de génie. Comment apporter de l’aide humanitaire aux entreprises en difficulté — difficulté feinte ou réelle. Un autre rite de passage pendant lequel on apprend à ne rien réclamer, rien exiger qui puisse nuire à la bonne marche de l’entreprise, et surtout pas un salaire. Le nom de l’entreprise servira de caution à qui sait lire (entre) les lignes du C.V. L’entreprise, petite, moyenne ou grande, désormais notre valeur-refuge pour l’éternité et deux jours. L’exemple du stagiaire néo-zélandais qui a voulu dénoncer les pratiques de l’ONU ne doit surprendre personne. Sur les sites d’annonces, on annonce des stages non rémunérés et l’on attend de la part des candidats dynamisme, motivation, lettre de motivation. Un entretien d’embauche est même prévu pour trouver le meilleur candidat/la meilleure candidate qui comprendra pourquoi tout travail ne mérite pas forcément salaire. Programme de socialisation (ou est-ce du bizutage light?) dans les règles de l’art.

L’une des règles stipulant que le stage est avant tout conventionné. Par «stage conventionné», il faut entendre que l’entreprise a la bénédiction d’un organisme d’utilité publique, comme un établissement d’enseignement supérieur. Car l’entreprise veut bien accueillir des stagiaires, mais ne veut pas se faire cueillir pour malveillance, mauvaise gestion, manœuvre douteuse, etc. On compatit. Le/la stagiaire doit être étudiant/e. On comprend mieux pourquoi il/elle n’a pas besoin d’être payé/e. C’est apparemment prouvé, les étudiants n’ont pas besoin de manger ni de se loger.

Pour donner dans la sophistication, on classe les étudiants-stagiaires en deux catégories : ceux qui ont un stage obligatoire dans leur cursus et ceux à qui l’on conseille fortement d’effectuer un stage. Pour cette seconde catégorie, malheur à ceux qui trouvent un stage pendant l’année universitaire. Aucune dérogation n’est prévue pour leur accorder les mêmes droits qu’aux étudiants salariés : le droit de ne pas assister aux cours et le droit de se présenter aux examens en fin d’année. Il existe là un vide qui requiert une force de persuasion à coups de tirades dramatiques face à l’institution qui ne veut rien entendre.

On pourra toujours rétorquer que ces menus détails, quelques obstacles semés sur le chemin des individus-citoyens, n’entravent pas les principes de liberté ni d’égalité. De quoi se plaint-on ? Il y a des faits tellement plus graves. Des guerres, des épidémies, des catastrophes, des horreurs de toute nature. En France, il y a eu Le Temps des cerises[1] et ses «plaies ouvertes». À présent, il y a Le temps des stages. Pas de quoi craindre la Dame Fortune de la chanson. Mais tout de même…

[1] Le Temps des cerises, chanson écrite par Jean-Baptiste Clément en 1866, mise en musique par Antoine Renard en 1868, et des années plus tard dédiée à une Louise apparue pendant la Semaine sanglante de 1871.

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