Un grand écrivain yougoslave à Strasbourg

Danilo Kiš dans les années 1960

Danilo Kis sur un timbre poste serbe Foto: Marina Kalezic/Wikimédia Commons/CC-BY-SA 3.0Unp

(Marc Chaudeur) – L’appellation « yougoslave » s’impose pour ce qui concerne Danilo Kiš (1935-1989). De mère monténégrine et de père juif hongrois (comme l’indique son nom), il est né à Subotica/Szabadka et a passé son enfance à Novi Sad, en Serbie. Sa famille a subi les persécutions et la Shoah : par les fascistes hongrois, puis à Auschwitz, où son père a disparu.

Après la Guerre, Danilo Kiš a vécu longtemps en France, où il enseignait le serbo-croate (comme on disait jusqu’aux années Milošević). Installé à Paris en 1980, il est mort en 1989. Il est l’auteur d’une trilogie romanesque, Le Cirque de famille, de l’Encyclopédie des morts. Et de nouvelles, de pièces de théâtre, de poèmes lyriques. Actuellement, le pouvoir et la droite populiste essaient de s’emparer de son œuvre dans sa ville serbe natale de Subotica  (150 000 habitants). Nous en reparlerons ici.

A Strasbourg, où il a composé son roman Jardin, cendre, certains se souviennent de son élégance et de ses cours, dispensés surtout entre 1959 et 1963. Nous avons eu l’honneur de l’y entendre juste avant son décès lors des colloques mémorables du Festival Mitteleuropa, qu’organisaient Vladimir Fišera et Armand Peter. Ce dernier a édité un recueil de poèmes de Kiš intitulé Le Piano désaccordé (BF éditions), traduits par Pascale Delpech. Dans le poème éponyme, l’ auteur dépeint un fragment de sa vie dans la capitale. De l’Alsace. De l’Europe. Orthographe en VO.

Le Piano désaccordé

avenue de la forêt noire passe
une nonne
à bicyclette

un agent de police se signe
devant la cathédrale

une cathédrale de dentelle

une vieille qui offre l’amour
pour trente francs seulement
plus la chambre

dans une boutique au coin
on vend des pyjamas chauds
et des chewing-gums
pour chiens

un matelot ivre
dans l’étreinte de la rue

dans un café on sert
du cacao et des liqueurs amères

un grand congolais
qui ressemble à un kangourou
meurt publiquement
de nostalgie

les yeux d’une jeune serveuse
au café italia
rappellent ceux des femmes
de modigliani

un allemand ivre se souvient
de la polonaise maria kaszynska
qu’il embrassait
en 1943
une main
sur le pistolet
l’autre sur son sein gauche

un piano
désaccordé
me rappelle le port de salut
à paris
où un soir j’ai pleuré
en regardant deux amoureux
s’enlacer

(Strasbourg, 1962)

A lire aussi : Eliane Riedin Djurcovitch, Rencontres avec Danilo Kiš, dans Le Regard habité, BF, 2007.

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