Crimée : Le Tsar contre le Roi du Chocolat

Mais où s’arrêteront-ils ?

Les toits brumeux de la Cathédrale Sainte-Sophie à Kiev Foto: Miss ekaterina / Wikimédia Commons / CC-BY-SA 3.0Unp

(MC) – Le tout récent arraisonnement de 3 navires ukrainiens par des fonctionnaires du FSB inspirent de vives inquiétudes. Mais cette inquiétude ne doit pas conduire à ce manichéisme naïf qu’on constate dans beaucoup de médias occidentaux. Petro Porochenko et Vladimir Poutine sont tous deux d’excellents grimpeurs ; deux hommes qui savent pratiquer l’escalade.

Au début de ce mois de novembre, des envoyés du groupe de réflexion European Council on Foreign Relations avaient conclu, après un voyage en Ukraine, que la Russie semblait sérieusement vouloir ouvrir un « troisième front » face à l’Ukraine. Après celui du Nord, celui du Donbass à l’Est qui d’ailleurs prive l’Ukraine d’une énorme partie de ses ressources, Moscou ouvrirait finalement un front sur la mer d’Azov. Bien vu ! C’est bien ce que nous pouvons constater depuis dimanche dernier, quand la Russie a attaqué trois navires et fait prisonniers 24 marins ukrainiens, en blessant 6 dont les familles n’ont toujours pas de nouvelles. Et comme d’habitude, les Occidentaux n’avaient rien remarqué.

Un front, assurément, et qui a pour but d’ enfermer la Crimée, de l’encercler, d’ empêcher au maximum ses possibilités de ravitaillement et d’exportation. On sait que les Russes ont construit le pont de Kertch, à l’Est de la péninsule, afin de relier directement cette dernière à la Russie et de barrer le chemin des navires ukrainiens.

Mais pourquoi ce conflit ? On se condamne à n’y rien comprendre si on essentialise les deux protagonistes ou si on tend à faire de l’Ukraine une sorte de champion de l’Occident contre le méchant impérialiste Poutine. En effet, les deux pays sont si imbriqués historiquement et culturellement que l’unilatéralisme de Porochenko, le Président, a quelque chose de largement erroné, de consubstantiellement dangereux ; on ne se sépare pas sans mal d’une partie de soi-même. La Russie a son propre berceau… en Ukraine. Porochenko lui-même est issu d’une famille russophone – et il faut rappeler que la langue majoritairement parlé à Kyiv (Kiev), la capitale, c’est le russe… Et Porochenko a fait son service militaire au Kazakhstan, à la fin de l’époque soviétique. Tout l’Est de l’Ukraine est très puissamment imprégné de culture russe, bien plus encore qu’on ne le croit généralement. Et surtout, l’économie ukrainienne reste largement dépendante de la Russie : Naftogaz n’est rien sans la fameuse compagnie russe Gasprom, qui à plusieurs reprises, a exercé sur elle de fortes pressions qui s’apparentent à du chantage.

En bref, l’Ukraine a été très longtemps partie constitutive de la Russie, et la volonté récente de Kyiv de se rapprocher de l’Union Européenne n’était ni une sinécure, ni une évidence auto-suffisante, ni une aube radieuse pour l’humanité ukrainienne, n’en déplaise à la plupart des médias occidentaux.

C’est l’insurrection de Maidan, fin 2013, et la prise du pouvoir l’année suivante par Porochenko contre le pro-russe Janoukovitch qui a entraîné ce que l’on sait : une guerre  à l’Est contre les séparatistes pro-russes et une saignée de 10 000 morts, une plongée infernale de l’économie du pays, une montée de l’inflation et du chômage – déjà très élevés en 2013, d’ailleurs – et un véritable exode de la jeunesse vers l’Europe et les Etats-Unis.

Tragédie de la situation géopolitique de l’Ukraine… La majorité de la population de l’Ukraine aspire à un mode de vie occidental – mais encore eût-il fallu que le nouveau Tsar de toutes les Russies (même de celles qui n’existent pas) les laissât tranquille, et que l’Union Européenne et l’Occident plus largement la soutiennent activement – ce qu’ils se refuseront toujours à faire, on ne risque rien à le parier. Et l’Ukraine ne fait pas partie de l’OTAN, rappelons le… Il faudrait aussi que la néo-nomenklatura porochenkienne cesse, ou au moins atténue, ses pratiques économiques d’un autre âge. L’économie ukrainienne doit impérativement être assainie. Elle semble, notamment, devoir le retard considérable qu’elle a pris face à sa voisine la Pologne à cette corruption de type proprement post-soviétique.

Porochenko lui-même traîne beaucoup de boulettes à ses chaussures : dirigeant milliardaire d’un consortium de confiserie, Roshen, le « Roi du Chocolat » a toujours mêlé amoureusement affaires et politiques. En 2015, on a voulu lui faire fonder un Bureau national anti-corruption (NABU). Porochenko commence à s’y opposer, pendant au moins un an. Et ensuite… Chou blanc, parce que ce Bureau est débordé par la matière à traiter et s’enfonce dans les sables mouvants des malversations et des problèmes juridiques de mise en place d’une telle instance, dans un pays où, comme tant d’autres certes, la justice n’est nullement indépendante ; d’ailleurs, des juges proches du pouvoir ont intenté des procès contre certains membres du NABU ! Et puis beaucoup de ses bons amis, compétents ou non, se retrouvent très haut placés…

La population ukrainienne, pour toutes ces raisons, est excédée. Petro Porochenko est de plus en plus impopulaire (80 % de mécontents). En mars prochain doivent – devaient ? – se tenir les élections présidentielles. Selon les sondages, sa célèbre rivale de 2014, Julia Tymochenko,devance largement le Président sortant.

Faut-il voir en cela la raison de la présence des 3 navires à proximité du Pont de Kertch ?

En somme : l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 est bien évidemment illégale, et les dirigeants ukrainiens restent dans leur bon droit quand ils font voguer des bâtiments dans les eaux de la Mer d’Azov. Mais ils n’en connaissaient pas moins le risque encouru.

Alors, manœuvre savante de Porochenko en vue d’empêcher ou de rendre très difficiles les élections de mars ? Et/ou l’espoir d’un regain de popularité ? Un argument en faveur de cette hypothèse : la rapidité foudroyante avec laquelle le Président a décrété la loi martiale dans son pays. Du côté de Poutine, même scénario, pour lui doublement gagnant cependant : le Président russe avance ses pions sur la frontière, et pratique un encerclement de plus en plus serré de son voisin de l’Ouest ; et cette escalade de héros patriotard le rend, suppose-t-on, plus populaire auprès des citoyens (des sujets?) russes.

Que faire, alors ? Il faut que l’Union Européenne affirme très fortement son soutien à l’Ukraine, l’obligation pour la Russie de quitter les zones occupées de facto, et qu’elle exprime non moins fortement la nécessité absolue pour l’Ukraine de réformer et d’assainir son économie. Question de principes. Mais que faire de plus…

 

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