Le Japon comme on ne l’imagine pas

L'auteure Esther Heboyan vient de rentrer du Japon, submergée d'impressions, d'images, d'émotions. Quelle chance de pouvoir la publier sur Eurojournalist(e) !

Le "maids" du quartier Aki_habara - un vrai progrès sociétal ? Foto: Ricky G. Willems / Wikimedia Commons / CC0 1.0

(Par Esther Heboyan) – Le Japon à l’ère Reiwa (Belle Harmonie) est aussi à Akihabara, ce quartier de Tokyo où prolifèrent les lieux publics et semi-privés agréant, exauçant, aménageant la mise en scène de soi. Pour être mieux que soi, plus que soi. Devenir l’autre soi. Celui dont on rêve ou celui dont on n’a jamais osé rêver. Faire émerger aussi le soi refoulé, dissimulé sous le carcan social. Paradoxe : la société nipponne que l’on dit conservatrice, qui s’affiche comme régulée, codifiée dans les moindres détails de la vie quotidienne, a également prévu des estrades, cabines, écrans et objets de défoulement/déguisement. Sous l’influence des manga et des anime, le Japon est entré dans l’ère de l’interactif, des jeux de rôles et du fétichisme iconique. Le Japon cultive le faire-semblant, l’art du mensonge théâtral, la fantaisie, le fantasme ou la caricature. Tout cela afin de procurer du réconfort au soi apparemment maltraité, simplement insatisfait, ou bien à la recherche de miroirs magnifiants.

On est loin évidemment du Japon provincial des années 1930 tel qu’il est décrit dans le conte désuet Monsieur Merci (Arigatō-san) de Hiroshi Shimizu ou du Japon des années 1950 que Yasujirô Ozu a filmé dans le subtil et sublime mélodrame Voyage à Tokyo (Tōkyō monogatari). Désormais il faut se référer à Lost in Translation de Sofia Coppola : le personnage de Scarlett Johansson observe d’un air amusé l’addiction aux jeux vidéo avant de s’accoutrer d’une perruque rose et se fondre dans une ambiance karaoké.

Pour mesurer l’ampleur du phénomène, rien de tel qu’un détour par Akihabara, le quartier de l’électronique. À la sortie de la gare, les rues, les avenues regorgent de publicités et d’indices. À commencer par les capsule stations : de multiples rangées de machines distributrices distribuent des gashapon, ces jouets inspirés des personnages de la culture populaire. Pour 100 yens (moins d’un euro), une mini capsule-surprise livre une figurine ou un accessoire. Le bonheur est dans la surprise qui peut être un chapeau de chat. Après Le Chat Botté, Le Chat Potté, voici le temps du chat chapeauté, au poil roux ou d’ébène. En porte clef ou clef des mystères du moi. Fans otaku, soyez au rendez-vous et dégainez vos pièces de monnaie. Oyez ! Oyez ! Braves otaku ! Le bruit de la boule qui roule jusqu’à vous !

Ensuite, et forcément, au pays du Soleil-Se-Levant-Animé, ont poussé des cafés à thème comme le célèbre Gundam Café, d’après la célèbre saga de science-fiction Gundam, où l’on peut commander un latte vanillé à l’effigie d’un personnage sublimé entre vice et vertu, acheter des produits dérivés et – peut-être – se laisser emporter dans la réalité alternative de l’Universal Century, une ère nouvelle robotisée qui louvoie tantôt en utopie tantôt en dystopie. Du déjà imaginé. Alors j’essaie d’imaginer le Mark Twain de Le Voyage des Innocents à Akihabara, dans ce bâtiment de sept étages entièrement dévolu à notre monde redessiné, réécrit, refaçonné.

Dans une vitrine, la figurine de Toyama Kasumi, chanteuse-guitariste-je-galvanise-pulvérise-tout-sur mon-passage, une Britney Spears fictive qui se la joue lycéenne en chaussettes et mini-jupe. Dans la vitrine d’en face, l’homme rêvé et rêveur, vêtements d’une blancheur sanctifiante, bouquet de roses rouges en offrande, veste négligemment jetée sur l’épaule. Ces personnages hybrides, mi-orientaux mi-occidentaux, répondent à une signalétique universelle. Depuis Adam et Eve, Ken et Barbie, on n’a rien inventé, en somme. Au rayon des livres, les livres sont beaux. Au département des jouets, tee-shirts et moult marchandises subsidiaires, une accumulation diachronique.

Un étage entier est réservé aux jeux interactifs. Là, Japonais et Japonaises de tout âge s’adonnent à leur passe-temps favori, en mode cabine spatiale je-ne-connais-que-moi, même s’ils sont venus à plusieurs, tels ces lycéens en uniforme. Ce moi qui se métamorphosera en ogre fantastique, robot-monarque, princesse ou superwoman en bikini des temps futurs, écran vidéo oblige. C’est la messe vidéasque dans un monde clos aux bruits incessants, délirants, qui giclent comme des boules métalliques contre des parois d’eau. Quelques humains, au lieu d’actionner les manettes d’un univers imaginaire, font de la musique en solo ou en duo, maniant une paire de bâtons au tambour taïko, des baguettes à la batterie électronique, une guitare ou une basse, les yeux rivés sur l’écran. Dans un photomaton géant, les jeunes femmes peuvent modifier leurs traits jusqu’à devenir le portrait craché, photoshopé de leur idole – manga ou anime – aux grands yeux ronds et aux lolos plantureux.

Jusque-là, tout va bien. Des goûts et des couleurs… À chacun/chacune son univers. Betty Boop ou Blanche Neige. Fellini ou Hitchcock.

Et puis, dit-on, les Maid Café d’Akihabara méritent une halte. Maid Café ? Qu’est-ce que c’est ? Le mot « maid » (servante, domestique) me refroidit un peu mais je suis disposée à parcourir, accueillir la culture japonaise. Et puis, qui sait, le mot « maid » a peut-être un autre usage par ici. Je ne veux pas jouer les rabat-joie alors que s’affichent les signes modernes de la joie, à commencer par le nœud papillon géant rose bonbon accroché à l’entrée de l’immeuble hébergeant le fameux @home cafe. Une étrange sensation m’envahit. Je suis là et je ne suis pas là. Au quatrième étage, les gens font la queue sur le palier, puis dans un étroit couloir. Le signe mécanique et immanquable de la popularité. Une affichette avec pictogrammes interdit de photographier et de solliciter les « maids ». Allons bon. Des gens mal intentionnés roderaient-ils dans la cité ? Au fait, comment dit-on « importuner » en japonais ? La tribune de Catherine et de ses copines ne serait-elle pas parvenue au quotidien Asahi Shinbun ?

Le Maid Café en question est une toute petite salle aux lumières artificielles, avec un podium. Des hommes très solitaires (la solitude serait un mal très japonnais), quelques couples, de rares touristes, des groupes de jeunes Japonaises. Et des Maids, presque autant de Maids que de client.e.s, jeunes filles habillées en soubrette, chaussettes hautes façon cuissardes, mini-jupe très mini, deux jolies couettes, rubans roses et choupettes, innocemment sexy, pastiches pastels des Playboy Bunnies de Hugh Hefner. Elles papillonnent de table en table, font des mimiques, récitent et vous font réciter des formules qui sonnent comme des « miaous », se mettent à genoux et vous appellent « Majesty » en anglais. Le forfait convenu, menu avec ou sans photo officielle, la Maid vous avertit du compte à rebours : une heure pour savourer cocktail, rāmen et ambiance. Pas folle, la Minette. Pour conclure le frisson exotique, la photo sur le podium en compagnie d’une Maid de la maison. Trois poses au choix, toutes puériles. Un cosplay au-dessus de tout soupçon ? Au Japon, pays à la population vieillissante, de solitude on loue bien ses ami.e.s. Pourquoi pas une Maid, le temps d’un rāmen ? Betty Friedan doit se retourner dans sa tombe.

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