Lituanie : quelque chose de pourri ?

Agrarisme, séries TV et technocratie, le pays vit les affres de la modernité

A l'entrée du village de Niaisiai, en Lituanie Foto: Vilensija / Wikimédia Commons / CC-BY-SA 3.0Unp

(MC) – La Lituanie, pays balte un peu coincé entre Russie, Pologne et Scandinavie, est bien plus étendu que le Danemark, mais n’abrite que la moitié de sa population (3 millions d’habitants). Une coalition le gouverne, menée par l’ Union des Paysans et des Verts ( Lietuvos valstiečių ir žaliųjų sąjunga). Le dirigeant de ce parti, éminence grise de l’actuel gouvernement, Ramūnas Karbauskis, est un personnage éminemment significatif des séductions et des difficultés que connaît ce petit pays, après d’autres, depuis sa deuxième Indépendance en 1990.

Aux élections d’octobre 2016, l’Union des Paysans et des Verts a bénéficié d’une double chance : il a pu disposer de la candidature de Saulius Skvernelis et profiter des faits de corruption qui ont entaché la coalition sortante, l’Alliance Libérale. Mais l’Union surfait aussi sur la popularité de son président, le dirigeant milliardaire d’un grand complexe agroalimentaire, Agrokoncernas, qui avait réalisé 400 millions d’euros de bénéfices l’année précédente.

Deux hommes qui bénéficient d’un type de popularité immense, mais de nature différente. Dans l’esprit du parti, elles devaient être complémentaires : elles risquent fort d’apparaître comme contradictoires, aujourd’hui. D’un côté, l’ancien policier et ministre de l’Intérieur, le champion de la lutte contre la corruption. De l’autre, le riche homme de la terre, connu partout dans le pays grâce à une romantique série TV (diffusée de 2009 à 2017) dont il a écrit le scenario et qui se déroule dans son village, Naisiai, au nord est, dans le district de Siauliai. Un homme qui, un peu comme Emmanuel Macron, voulait faire la politique autrement, et qui a bien vendu l’image-marketing de sa formation. Du moins jusqu’à cette année.

Naisiai, c’est un village de briques blanches de 500 âmes, ou du moins habitants, avec de petits jardins devant les maisons ; un ancien kolkhoze de la période détestée, celle de l’occupation soviétique. C’est le père de Karbauskis qui le dirigeait. Le fils, Ramūnas, y a fondé un Festival qui existe depuis 2010. Près du village, la vaste Arène des Baltes, 30 000 places, et des divinités païennes en bois tout autour. L’alcool est proscrit du Festival.

Série TV, Festival genre Volksmusik : ainsi, à l’origine, la popularité de Karbauskis est autre que politique. Le spectacle intégré, dirait Guy Debord.

Pourtant, en politique, on peut comparer le rôle de Karbauskis à celui de Kaczynski en Pologne : il n’est que membre de la commission parlementaire de la Culture, rien de plus. Eminence grise de la politique, il évite ainsi tous les inconvénients de la visibilité publique et de l’exposition incessante.

Ramūnas Karbauskis joue un rôle clé dans l’agriculture lituanienne. En dirigeant Agrokoncernas, il est l‘un des plus grands propriétaires terriens du pays, bien que limité dans ses ambitions par les restrictions légales de la propriété agricole votée en 2006 : une loi, en effet, interdit de posséder plus de 500 ha de terres. Agrokoncernas et ses succursales, elles, possèdent 22 000 ha, acquises certes avant la mise en place de la législation. Mais après la mise en vigueur de cette loi, Agrokoncernas a trouvé le moyen de la contourner.

Selon l’enquête du journal d’investigation lituanien 15min (partenaire de l’OCCPR que nous mentionnons parfois ici), en réalité, des membres de la famille de Karbauskis régissent de nombreuses sociétés ; ces membres de sa famille ont accumulé les terres agricoles et les ont louées à Agrokoncernas et à ses succursales. Plus encore, leurs entreprises ont acquis les propriétés de fermiers débiteurs de la firme mère. La législation, certes, interdit à Karbauskis de saisir directement ces terres; mais elle n’ empêche nullement les entreprises que possèdent les membres de sa famille de le faire…

Le père de Karbauskis possède l’une de ces entreprises ; son frère aussi, qui travaille au Théâtre Maiakowski de Moscou ; et sa sœur, et aussi ses deux fils âgés respectivement de 20 et 23 ans, qui ont vécu en Espagne. L’un est étudiant, l’autre est revenu récemment dans le pays. Leur manque d’expérience de l’agriculture et leur absence assez longue du pays ne les empêchent pas de devenir de grands propriétaires terriens en Lituanie. On ne sait au juste combien la famille possède de terres ; les registres indiquent cependant qu’il s‘agit d’un nombre respectable de milliers d’hectares.

Karbauskis s’est défendu auprès du média 15min en répondant qu’il n’a jamais essayé de contourner la loi. Mais cela n’a pas empêché le procureur général de mettre en marche une enquête.

Autre stratagème qui a permis à Agrokoncernas de glaner des subsides européens bien au-delà du seuil autorisé pour des entreprises privées : selon la loi lituanienne, les entreprises agricoles ne peuvent percevoir davantage qu’ un million d’euros entre 2014 et 2020. Et pourtant, les succursales d’Agrokoncernas ont reçu presque 800 000 euros en 2015 et 2016, c’est-à-dire qu’elles ont presque atteint la limite en seulement deux années au lieu de sept…

En 2016, justement, une entreprise gérée par Jura Karbauskyte, sœur du paysan-milliardaire et psychologue de profession, Zeimelio Zemes Ukio Bendrove, a reçu 390 000 euros de subventions. Or, beaucoup d’ éléments indiquent que cette entreprise est liée à Agrokoncernas. Elle est d’ailleurs mentionnée publiquement, sur le site de sa maison mère, comme l’une de ses succursales ; et quand Agrokoncernas convie des étudiants à travailler comme stagiaires, certains de ceux-ci se prennent à travailler dans la ferme de la sœur de Karbauskis… Cela signifie ainsi qu’ Agrokoncernas a en réalité perçu 1 million 200 000 euros de la part de l’UE – c’est-à-dire 200 000 euros de trop. Ce que dément Karbauskis, qui affirme que sa soeur Jura dirige une ferme totalement indépendante de la sienne, et qu’elle a bien le droit de mener ses affaires comme elle le désire et avec succès,hein, osez donc dire le contraire ?

Et puis, last but not least, deuxième volet du problème : certains des profits de Karbauskis sont investis ailleurs que dans l’ agriculture…

Sur les bords idylliques du « Réservoir de Kaunas », le plus grand lac artificiel de Lituanie, une grande villa est en construction. Cette maison, un média local sans malveillance ni malice l’appelle : « la villa de Karbauskis ». Or, les déclarations d’impôts du dirigeant agrarien indiquent qu’il ne disposait pas d’assez de fortune sur son compte personnel (il n’avait que 177 000 euros selon ces documents) pour construire une telle résidence, dont il explique lui-même qu’elle comprendra le bâtiment principal, des bâtiments secondaires (garages, etc) et… un observatoire astronomique ! Des documents obtenus par certains journalistes montrent même que l’ensemble comprend une piscine, plusieurs saunas, et un petit cinéma…

D’où vient l’argent ? Justement : des terres agricoles achetées par Agrokoncernas et ses entreprises affiliées. Ce qui permet à Karbauskis d’éviter l’acquittement d’une somme d’ impôts qui serait considérable. Le bâtiment a d’ailleurs été construit par une petite succursale d’Agrokoncernas qui se nomme UAB Zemes Ukio Invaciju Centras. Le permis de construire date de novembre 2014 ; la construction a débuté en janvier 2015.

Karbauskis a contourné d’autres impôts légalement dus. En effet, la loi lituanienne autorise la déduction de la TVA pour toute construction utilisée pour les activités d’une entreprise. Le directeur de ZUIC, la petite entreprise de construction, Romaldas Nagrockis, a confirmé dans une entrevue au téléphone avec 15min que sa firme n’a pas payé de TVA pour ce bâtiment.

Mais Karbauskis n’a pas fourni d’explications claires sur la destination de la résidence : «Les décisions quant au développement et à l’usage de la construction n’ont pas encore été prises », a-t-il déclaré. Et cela 3 ans et demi après le début de sa construction ! Même obscurité, et même refus de répondre aux questions posées, dans des documents écrits en avril et juillet 2018. En mai de cette année, l’Office des Impôts lituanien a confirmé qu’il avait entamé une enquête sur l’engagement de la ZUIC dans ce projet immobilier. Une experte en impôts, Madame Ruta Bilkstyte, estime que s’il s’agit bien de la résidence privée de Karbauskis, celui-ci aurait du, et devra donc, payer au bas mot un million d’euros d’impôts.

En janvier dernier, l’opposition parlementaire lituanienne a essayé de mettre en œuvre une nouvelle enquête concernant le contournement présumé de la loi sur les limitations (500 ha au maximum) des propriétés agricoles. Mais au mois de mai, cette enquête a été empêchée par les votes au Seimas (le Parlement lituanien) du parti des « Paysans » au pouvoir.

La construction de la villa du Fermier milliardaire continue en ce moment même.

 

 

 

 

 

1 Kommentar zu Lituanie : quelque chose de pourri ?

  1. HEMMERLÉ Pierre // 24. Dezember 2018 um 22:51 // Antworten

    La Lithuanie est un pays comme les autres, corrompu jusqu’à la moëlle. Comme dirait Charlemagne, c’est une “marche”. Nous dirions aujourd’hui un “état-tampon” qui nous protège de la Russie.
    Les personnes âgées que nous y connaissons regrettent, oui !, la joie de vivre et l’assurance d’une retraite, quand les jeunes ne rêvent que de bésouiller à Paris ou Bruxelles. Ceux-ci roulent en Audi d’occasion mais leurs parents seuls sont au courant.
    Ceci dit, c’est un beau pays quand on a la chance d’éviter Tartu, ses constructions désordonnées et ses musées du KGB.

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