La statue souillée à Washington

Un groin sur le monument de Tadeusz Kościuszko : profanation ?

Tadeusz Kosciuszko,par J.B. Plerz PAM/Wikimédia Commons/CC-BY-SA/PD

(Marc Chaudeur) – Lors des émeutes qui avaient pour but de protester contre l’assassinat de George Floyd, 46 ans – car c’est un assassinat – des manifestants s’en sont pris à la statue qui, non loin de la Maison Blanche, représente et exalte le grand héros national polonais Tadeusz Kościuszko. Immense scandale pour les Polonais et les citoyens américains d’origine polonaise, à juste titre. Mais il serait pervers et, de toute manière, erroné d’exploiter ce méfait dans le sens d’une sauvagerie (ou d’une barbarie ?) des émeutiers.

Kościuszko est ce qu’on appelle d’habitude un héros national, au même titre qu’Adam Mickiewicz, et que beaucoup d’autres. Né en 1746, c’est aussi un pionnier de la fondation des Etats-Unis, et la somme de ses expériences vécues est extraordinaire : la France, l’Amérique, les combats pour la libération nationale de la Pologne – contre l’Autriche, contre la Prusse et la Russie (de Catherine, puis d’Alexandre), le rapport, euh, contrasté avec Napoléon (vous savez, l’empereur corse). On oublie trop souvent d’examiner si l’attachement très puissant de la Pologne pour les Etats-Unis ne s’enracinerait pas à cette époque là davantage qu’à l’époque de l’Union soviétique.

Arrivé en 1776 pour la Guerre d’Indépendance contre la puissance coloniale – l’Angleterre, Kościuszko a accompli de véritables prodiges dignes d’être contés au coin du feu jusqu’ à l’extinction des feux polonais, c’est-à-dire dans au moins 15 000 ans. Officier et ingénieur de formation (à l’Académie de Varsovie), il participe aux combats les plus légendaires.Bataille de Saratoga, construction du fort de West Point qui deviendra plus tard le Saint-Cyr étatsunien, bataille de Camden un peu plus tard, puis celle du Fort de Ninety Six où un Anglais plante sa baïonnette dans son auguste fesse droite : comme on le dit très justement, « le siège est un échec ». On ne peut mieux dire.

Kościuszko, tout comme son grand ami Thomas Jefferson, défend ardemment une conception démocratique et progressiste qui veut que les parties les plus fragiles de la société, à savoir les paysans et les juifs, deviennent citoyens à part entière. Jefferson est souvent considéré comme l’homme qui, au 18e siècle, a pensé de la manière la plus articulée les libertés civiques américaines. Vers la fin de sa vie,dans les années 1815-1817, il essaiera d’ailleurs d’affranchir les serfs qui se trouvent sous sa domination ; mais le tsar qui domine alors la Pologne l’en empêchera.

Aux Etats-Unis, il a pour aide un Afro-Américain qui s’appelle Agrippa Hull : il le traite sur un pied d’égalité. Hull lui-même est une personnalité absolument admirable : fermier et militaire, il combat inlassablement pour la liberté américaine.

Son amitié et sa collaboration avec Agrippa Hull représentent la première étape des activités de l’officier polonais en faveur des Noirs d’Amérique. La plus importante, c’est le testament qu’il laisse, et qu’il demande à son ami Jefferson d’exécuter : l’utilisation d’une succession initialement destinée aux Polonais combattant aux Etats-Unis après 1776, et que Kosciuszko veut maintenant voir consacrée au financement de l‘affranchissement d’esclaves – y compris des esclaves de Jefferson lui-même… Mais Jefferson refuse, après la mort du héros polonais ! Une tache sur la mémoire du grand Américain. Fi donc.

Une personnalité flamboyante, progressiste, démocratique donc que celle de Tadeusz Kościuszko. A Washington, les émeutiers du weekend dernier auraient pu trouver une cible plus appropriée, c’est vrai. Mais nous pensons qu’il faut ne pas trop s’en scandaliser. Cette profanation traduit surtout le choc entre deux mondes : entre la vieille Europe et l’Amérique sans racines, sans connaissances historiques ni intérêt pour l’histoire ; un monde de l’immédiat, où le symbolique souffre gravement d’une destruction et d’une absence.

Nous sommes toujours étonnés, nous Européens, de ce que nous éprouvons comme des transgressions historiques. Mais ce ne sont pas des transgressions, à proprement parler – comme le blasphème provenant d’un incroyant n’est pas un blasphème – puisqu’un acte qui consiste à dessiner un cochon sur la statue d’un fervent partisan de l’égalité et de l’affranchissement repose sur l’ignorance nue, crasse et inconsciente d’elle-même. Kościuszko a le tort de ne pas être un chanteur de gangsta rap, de ne pas apparaître sur les écrans ou de ne pas être marié à Beyoncé. Dans les écoles que fréquentent ces jeunes gens taggeurs (que ce soient de jeunes Afro-Américains des banlieues ou de jeunes anars surnourris du fameux mouvement ANTIFA), on n’apprend assurément pas qui est Tadeusz Kościuszko. Ailleurs aux Etats-Unis encore bien moins.

Cet acte en tout cas ne doit pas être une occasion de pointer, comme nous l’avons entendu faire, la « barbarie » ou la « sauvagerie » des émeutiers. C’est beaucoup trop facile, et cela vise en réalité à dédouaner la barbarie de Trump et celle de Chauvin, le cop assassin de George Floyd, qui elle, est réelle. Sauvage ? Barbare ? Ce n’est pas la même chose : Friedrich Schiller déjà, dans les années où Kościuszko se bat en Amérique, distingue entre le sauvage qui n’est pas encore éduqué,et le barbare, qui est éduqué , oui, mais dans le sens d’un écervelage par l’invasion de la civilisation technologique. Voilà de beaux éléments de réflexion.

Enfin, surtout, n’oublions pas le vrai problème, le problème fondamental, quasi-métaphysique : celui du racisme structurel des Etats-Unis, dont la prospérité repose très largement sur l’exploitation pendant plusieurs siècles d’esclaves importés d’Afrique par millions. Et le refoulement qui s’en est suivi dans une société d’une monstrueuse hypocrisie, qui se prétend chrétienne. A chaque société occidentale « chrétienne » sa fosse putride. Il faut relire les Béatitudes.

 

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