Une scène au foyer de la famille Bildspringer

Sus au denglish ! Arrêtons la marche des Zombies

La marche des Zombies amérglobalisés Foto: Stacie Da Ponte/Wikimédia Commons/CC-BY-SA/2.0Gen

(Marc Chaudeur) – Le virus COVID-19 et le confinement qui suit sa propagation entraînent-ils une américanisation  encore pire qu’avant eux de la langue allemande ? Une question d’angoisse ? Ou bien y sommes-nous plus sensibles aujourd’hui ? Peut-être l’un et l’autre à la fois.

Voilà ce que donne un dialogue tout à fait courant au sein de la famille Spritzgebäck, une famille de la bourgeoisie moyenne, si on en traduit la partie proprement allemande. Nous n’inventons rien, ici ; le lexique provient directement de la presse Springer, de ce summum des tabloïds qu’est la Bildzeitung, mais hélas ! aujourd’hui, un périodique aussi remarquable que Die Zeit use à peu près de la même langue :

« Bonjour, Lisa ! Bien dormi ?

« - Oui, Max, je suis debout depuis longtemps ! J’ai déjà pris mon petit déjeûner et bu mon orange juice. Et j’ai commencé à préparer les Homeworks pour les kids. Et aussi, pendant que j’y étais, ton Homeoffice.
« Mais, sur le computer, j’ai vu que tu as pris une date ? Qui donc est cette Angelika que tu as datée ?
« - Euh, c’est la prof de gym Pilates, tu sais. Elle est o.k. C’est important que nous préservions notre lifestyle, malgré le lockdown…
« - Et moi, j’existe encore ? C’est vrai que je suis peut-être moins sexy que ton Angelika, parce que moi, je dois m’occuper toute seule du travail care, et que tu n’en fous pas une rame…
« - Oooh, hola, cool it down, Lisa ! Je fais ce que je peux pour assurer l’apprentissage des logarithmes exponentiels aux kids, mais ces kids ne sont pas alright du tout, sorry de te le dire aussi brutalement ! Je ne suis pas le worst case, tout de même !
« Mami, Mami ! On peut sortir et biker un peu en attendant le Homeschooling ?
« - Bon, mais respectez bien le social distancing, surtout ! »

Une fois dans la rue, les kids voient cet étrange flyer pour l’avant et l’après COVID-19, qui arrache peu de sourires aux habitants de ce quartier résidentiel :

«  Dehors,les Turcs !
« Dehors, les Polonais !
« Dehors, les Marocains !
« Dehors, les Africains !
« Dehors, les Asiatiques !
« Dehors, les Allemands !
« Tous dehors !
« Il fait beau dehors, faisons quelque chose ensemble ! »

Le type d’idiome mis en scène plus haut exprime bien des choses : soumission économique et culturelle, ghettoïsation plus ou moins volontaire et conformisme, et leur corollaire : l’angoisse de se trouver à la marge du monde des décideurs et des mâles alpha… Et l’absence spleeneuse d’une identité culturelle forte.

Plus fondamentalement, pourquoi une telle américanisation de la langue ? Bon, on sait ce qui s’est passé entre 1933 et 1945, période d’une autre torsion de la langue, celle qu’expose le magnifique Lingua Tertiae Imperii (1947), de Viktor Klemperer. On sait ce qu’il est advenu de l’indépendance effective de l’Allemagne de l’Ouest face au géant sermonneur américain. Faut-il alors recevoir cet argument tant rebattu : « Vaut mieux parler américain que parler nazi » ? Il est vrai que voici quelques années, j’ai entendu un professeur de théologie (je ne dirai pas de quelle confession) proclamer, dans un cercle pas si étroit que cela, qu’il faudrait un nouveau Hitler pour purifier la langue allemande (texto) ! Non, merci, pas avant la communion. Ni après.

Mais cette horrible mixture linguistique, ce denglish, donne la puissante impression d’absence de personnalité collective, au moins culturelle, une lacune dans l’expression même de soi. Cette histoire n’est pas nouvelle : Leibniz déjà se plaignait de l’inachèvement et du manque d’auto-référencement (il le disait en d‘autres termes, bien sûr…) des Allemands. Et ces regrets, cette insatisfaction identitaire est reprise à l’époque classique et romantique (notamment par Goethe et Schiller, puis Novalis et Schlegel, et ensuite par Hölderlin). Et puis pour aller vite, Jean-Luc Nancy et beaucoup d’autres avant et avec lui y voient l’une des racines du nazisme, comme une sorte de forçage de l’Histoire, vite vite le völkisch, le volkhaft, l’allemand « pur », une identité pleine et non « polluée par des éléments extérieurs »…

Comme c’est dommage que le débat soit si monstrueusement biaisé, vicié, ensanglanté, perverti par la tragique période de 1918 à 1945 ! Si ce n’était pas le cas, nous pourrions nous attaquer en toute sérénité et avec optimisme à ce problème d’une langue allemande rendue de plus en plus fade et hideuse à la fois. Comme les Islandais, par exemple : eux ont créé et continuent à créer sans cesse, sur une base idiomatique, un lexique qui s’avère parfaitement apte à désigner tous les objets de la vie quotidienne et tous les concepts abstraits. Et utilisé par tous, sans aucune exception.

Comme les Français aussi, mutatis mutandi. Aujourd’hui, on ne dit plus : « Voulez-vous, chère Yolande, que nous prenions un drink dans le living room tout à l’heure ? », comme on peut le déguster dans les films qualité France des années 1970. Quel bonheur de ne plus parler le frenglish ! Maintenant, sus au denglish.

Merci à B., et à Mathis Oberhof

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