Ceux qui luttent pour une Europe de la Mer

Francis Vallat est « Monsieur Maritime » de la France et aussi de l'Europe. Eurojournalist(e) a pu le rencontrer avec un autre expert des grands fonds marins, l'Allemand Leonhard Weixler.

Deux grands experts des questions maritimes - Francis VALLAT (d.) et Leonhard WEIXLER (g.). Foto: Eurojournalist(e) / CC-BY 2.0

(KL) – Si à Strasbourg, on ne connaît pas Francis Vallat, c’est excusable, puisque Strasbourg se situe à 550 km de la mer. Mais plus on s’approche de la mer, plus l’action de Francis Vallat devient visible. L’homme a créé en 2006, le « Cluster Maritime Francais », la fédération de la filière maritime en France (et dans la foulée, le « Cluster Maritime Européen »), regroupant les acteurs des professions de la mer, instituts de recherche et d’autres structures maritimes. Aujourd’hui, Francis Vallat est Président d’Honneur de ces deux structures. Mais il est aussi Président d’Honneur de SOS Méditerranée, et de l’ONG « Expédition 7° Continent » qui lutte contre la pollution des océans par des déchets plastiques. Il est capitaine de vaisseau de réserve (rc) et était également armateur pendant 30 ans et il reste très actif sur de nombreux fronts maritimes. Eurojournalist(e) l’a rencontré en compagnie d’un autre expert des grands fonds marins, l’Allemand Leonhard Weixler, Président de la « DeepSea Mining Alliance » (DSMA). Interview.

Francis Vallat, on ne peut pas énumérer toutes vos activités, tous vos titres, commençons donc par deux de vos accomplissements majeurs qui ne sont pas vraiment connus par le grand public, mais qui ont un impact énorme sur la vie en France et en Europe – la création en 2006 du « Cluster Maritime Français » (CMF) et du « European Network of Maritime Clusters » (ENMC). Qu’est-ce qui vous a motivé à fonder ces structures et que font-elles exactement ?

Francis Vallat : Tout a commencé suite à une première étude décidée et réalisée en 2004, quand j’étais Président de l’Institut Français de la Mer, sur ce qu’apportait le Maritime en France. Les résultats m’avaient à l’époque fortement surpris (aujourd’hui le Maritime représente en France 388000 emplois directs et le chiffre d’affaires de la filière s’élève à 97 milliards d’euros). Pourtant, et malgré l’importance de cette filière, elle n’était quasiment pas reconnue, elle n’était pas écoutée, mais il n’y avait pas non plus de communication ou de solidarité entre les différents secteurs de la filière. L’idée était donc de créer une sorte de « communauté des gens de mer », avec un objectif ambitieux qui était de rallier en deux ans, 200 acteurs du Maritime, fédérés dès le départ autour de valeurs comme le développement durable. Ce qui fut fait et n’a cessé de progresser chaque année. Aujourd’hui, le CMF regroupe plus de 500 membres et a gagné un véritable poids dans la vie du pays.

Et le « Cluster Maritime Europe » ?

FV : L’ENMC a été fondé peu de temps après le CMF, avec des Néerlandais, et aujourd’hui, il regroupe les clusters nationaux de 19 pays européens.

Dans le modèle français, nous avons immédiatement mis en œuvre des « working groups », dont les experts issus de tous les secteurs maritimes sont une véritable force de proposition. Leurs propositions sont ensuite discutées, dans un dialogue ferme et constructif, avec les pouvoirs publics. Il est important de souligner que nous ne nous substituons pas aux fédérations professionnelles existantes, nous nous occupons de sujets larges qui concernent tous nos membres, ou au minimum plusieurs secteurs différents, surtout là où auparavant, ces acteurs n’échangeaient pas entre eux. C’est pour ça que le réseautage fait partie de nos activités principales.

L’évolution de l’ENMC est plus lente, ce qui semble normal, car les coopérations internationales sont toujours plus difficiles à mettre en œuvre. Il s’agit de coordonner des particularités nationales, culturelles, organisationnelles très différentes, ce qui ne se fait pas rapidement.

Vous êtes venu avec votre collègue allemand Leonhard Weixler, dont la société s’intéresse aux grands fond marins et qui est Président de la DSMA, la « DeepSea Mining Alliance ». Comment se portent les relations franco-allemandes dans le domaine maritime ?

Leonhard Weixler : La DSMA est connectée au CMF, car en Allemagne, nous n’avons pas une telle structure, mais nous avons de grandes expertises spécialisées. Et l’Allemagne dispose du célèbre l’Institut de recherche maritime Wegner qui éduque le monde politique pour les questions maritimes, fonction qui devient de plus en plus importante. Notre situation est globalement comparable à celle en France et donc, il y a 10 ans, on s’est lié aux partenaires français et nous sommes heureux d’avoir fait ce pas.

Est-ce qu’on peut dire que vous accumulez vos différentes compétences et expertises ?

LW : Oui, on peut dire ça. Mais il est important de souligner que nous partageons des valeurs communes, nous visons en particulier un développement durable, contrairement aux concurrents russes, chinois ou nord-coréens qui exploitent les océans surtout avec une approche commerciale. Et puisque nous partageons les mêmes valeurs d’un développement durable des océans en Europe, il faut coopérer et établir des standards communs qui protègent le milieu marin.

FV : Nous avons pu élaborer des positions communes, ce qui n’était pas évident au début. Mais nous portons une responsabilité pour cette planète et en l’absence d’une stratégie internationale pour un développement durable des métiers de la mer, nous avons répondu à cette nécessité de coopérer. Nous avons, par exemple, envoyé une délégation commune à la Commission Européenne à Bruxelles, nous assurons la liaison avec les autorités publiques, nous entretenons des contacts et travaux réguliers entre les différents acteurs concernés. Quand on pense que 70% de la Terre sont couverts d’eau, on comprend la nécessité de gérer cet espace de manière responsable.

Après l’attaque sur le gazoduc Nord Stream 2 dans la Mer Baltique, le monde s’est rendu compte de la fragilité des infrastructures marines, comme justement les gazoducs ou les câbles de télécommunication. Les fonds marins peuvent donc devenir des scènes de guerre – est-il possible de protéger ces infrastructures ?

FV : En France, c’est le Ministère de la Défense qui a autorité sur ce sujet et effectivement, le danger est réel. Nous devons tout faire pour protéger ces infrastructures, et tout le monde dans l’économie et la politique est conscient qu’il s’agit d’une priorité incontournable.

LW : Sur le plan international civil, les problématiques de grands fonds marins sont coordonnées par une entité des Nations Unies, la « International Seabed Authority » (ISA), sise à Kingston en Jamaïque. Tous les pays adhèrent à cette structure, y compris des pays comme la Russie ou la Chine. Il semblerait qu’il y ait un consensus que les infrastructures que vous citez ne doivent pas faire l’objet d’attaques.

FV : Toutefois, même si nous suivons ce débat, il ne fait pas partie des occupations du Cluster, dont de telles questions ne relèvent pas de sa compétence. Nos sujets sont ceux en rapport direct avec les métiers de la mer et l’évolution des océans.

Francis Vallat, vous êtes également co-fondateur et Président d’Honneur de SOS Méditerranée qui sauve des naufragés en mer. Que vous inspirent les tentatives répétées de criminaliser cette ONG ?

FV : J’étais Président de SOS Méditerranée pendant les premiers trois ans et demi de son existence. C’était le moment où le programme de sauvetage italien « Mare Nostrum » avait été arrêté et avec notre bateau Aquarius, nous avons vécu deux premières années très intenses, mais positives. Le contexte était bien différent. Avec SOS Méditerranée et d’autres ONGs, nous avons réalisé environ 20% des sauvetages en mer, car 80% étaient réalisés par des forces européennes étatiques et officielles. Nous avons même été distingués par le Parlement Européen qui nous a décerné le « Prix du Citoyen Européen ». Mais après l’arrivée au pouvoir de Salvini en Italie, tout a changé. Pourtant, SOS Méditerranée est totalement apolitique, parmi les soutiens, vous trouvez des personnes de droite comme de gauche, et notre unique mission est de sauver des êtres humains en mer. Evidemment, la question migratoire est compliquée, mais c’est aux politiques d’élaborer des stratégies, pas à nous. Nous, on sauve des vies, et on considère seulement que les morts en mer ne peuvent pas être une variable d’ajustement pour des défaillances politiques. En sauvant des vies humaines en mer, nous appliquons le Droit International et aussi le Droit de la Mer qui stipule clairement qu’il faut secourir toute personne en détresse en mer. SOS Méditerranée est totalement transparent, inattaquable, et pourtant, après ces premières années, nous sommes devenus l’association la plus diffamée de France, malgré le fait que nous effectuons nos sauvetages toujours sous le contrôle des autorités. On peut se demander où se situent les valeurs européennes devant ces attitudes si hostiles à notre action. Si l’Europe renonce à ses valeurs, que restera-t-il de son identité morale ?

Vous êtes également Président d’Honneur de l’ONG « Expédition 7e Continent » qui lutte contre la pollution des océans par des déchets en plastique. Est-il encore possible de sauver les écosystèmes des océans ?

FV : Oui, probablement, oui, certainement. Mais il faut agir vite. Tous les ans, au minimum 10 millions de tonnes de déchets en plastique sont déversées dans les océans, l’empoisonnant irrésistiblement. Or, il faut être conscient que 60% de la « machinerie climatique » de notre planète dépendent des océans. Si les océans meurent, l’humanité meurt avec. Mais essayer de nettoyer les mers, une fois que le plastique y a été déversé, ne sert à rien en vue des quantités minimes qui peuvent être repêchées. La seule voie est d’empêcher le plastique d’arriver dans la mer. Le monde politique en est conscient et c’est lui qui doit agir en mettant en œuvre des réglementations qui empêchent au mieux la pollution. Nous avons souligné cette urgence lors du « One Ocean Summit » 2022 à Brest, mais maintenant, il faut agir. La bonne nouvelle est que l’on s’oriente enfin vers un traité contraignant, la mauvaise nouvelle est que c’est encore trop long, car c’est une course contre le temps

Francis Vallat et Leonhard Weixler, merci beaucoup pour cet entretien !

Bio Francis VALLAT

* Armateur pendant 30 ans, connu dès 1990 pour sa guerre contre « les navires poubelles »
* Président d’honneur de l’Institut Français de la Mer IFM (où il a co-fondé « Les Mardis de la Mer », et co-créé les « Assises de la mer »)
* Président d’honneur fondateur du Cluster Maritime Français (CMF), et cofondateur de cinq Clusters maritimes d’Outremer
* Président d’honneur co-fondateur du Cluster européen (19 pays)
* Président d’honneur de « Expédition 7° continent » (contre le plastique dans les océans)
* Président d’honneur de «SOS Méditerranée » (sauvetage des migrants)
* Ex-représentant de la France, Vice-Président et acting president de l’Agence Européenne de Sécurité Maritime

Premier français à recevoir en 2017, à Londres le « Global Lifetime Achievement Award », plus importante reconnaissance maritime mondiale

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