Détlef Kieffer

Interview d’un compositeur original et fécond

Détlev KIEFFER par Camille CLAUS, 1979 (détail) Foto: MC / Eurojournalist(e) / CC-BY-SA 4.0int

(MC) – Détlef Kieffer est un compositeur qui compte dans cette région éminemment européenne qu’on appelle l’Alsace. Lui-même réalise une sorte de synthèse subtile et spontanée de certains des meilleurs éléments de la culture européenne, de Suso à Mallarmé et à Victor Segalen… Et puis, il est l’auteur de l’une des plus profondes évocations de la Première Guerre mondiale que nous connaissions, composée en 2018 pour le centenaire. Nous l’avons interrogé voici quelques semaines chez lui.

Détlef, vous êtes né à la fin de la guerre, en 1944 et en Silésie, de père allemand – et dans une ambiance sans doute plutôt apocalyptique. Cela vous rapproche-t-il de votre presque homonyme, le peintre Anselm Kiefer ? On connaît en effet le questionnement permanent de ce peintre et son obsession du nazisme, et puis de cette 2eme guerre mondiale qui semblait donner le coup de grâce au monde occidental…

Oui et non… En profondeur, sans doute. Mais outre mon admiration profonde pour certains textes de Paul Celan et leur mise en musique pour l’Exposition Kiefer au Musée Würth, en 2011, des éléments plus fortuits nous rapprochent : la fréquentation du même lieu qui pour moi, était un lieu de vacances, Barjac, dans le Sud Ouest de la France… Et le fait que pour la première fois, je m’y suis entendu qualifier de « sale boche » !

Comment êtes-vous ensuite devenu compositeur ?

En réalité, mon rêve, c’était de faire du théâtre. J’ai d’ailleurs interprété des mélodrames à l’Opéra du Rhin : des œuvres de Strauss, de Liszt, et d’autres. Il y avait un texte magnifique de Gustav Meyrinck, aussi. Mais très tôt, l’écoute de Pierre Boulez, du Marteau sans maître pour être précis, a représenté pour moi comme une conversion à la musique, comme Saül lorsqu’une lumière éblouissante l’a fait tomber à terre ! C’était en 1960. Je n’avais que 16 ans. Ma vie a pris son orientation définitive alors.

Compositeur passionnant depuis 5 décennies, interprète – notamment au cymbalum, que vous apprenez très tôt – percussionniste à l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, puis aux Percussions de Strasbourg, dirigeant très admiré, poète… C’est surprenant, pourtant : quand on entend prononcer votre nom, Détlef Kieffer, on pense : cela me dit quelque chose… mais quoi, au juste ?

Par exemple, cela vaut pour le Festival Musica, d’importance majeure, dont vous êtes l’un des fondateurs : il est très surprenant de vous y voir aussi rarement ! Comment cela se peut-il ?

Oh, l’histoire du Festival est assez longue et mouvementée ! Pour résumer : au début, Maurice Fleurent (et Jack Lang) ont imposé la création de Musica à Strasbourg ; ce sur quoi j’ai essayé de peser de tout mon poids, alors que cela eût pu se faire à Bordeaux. On a donc créé un Conseil administratif et un Comité artistique. Or, les réseaux et les relations personnelles ont pris une telle complexité qu’on a supprimé le Comité artistique. Et que j’ai démissionné. A partir de divergences artistiques superficielles et d’oppositions pseudo-politiques… Et puis, le fait d’être alsacien et d’être artistiquement ambitieux n’a jamais facilité la tâche à qui que ce soit ! N’est-ce pas, Monsieur l’intervieweur ?

Euh, oui oui… Vous êtes l’auteur d’environ 130 œuvres assez variées, mais dont on dira qu’elles ont en commun une sorte de pulsion d’évocation et par ailleurs, une fraîcheur et une légèreté subtile, sur le fil du dandysme. C’est cela qui nous attire dans les 4 œuvres autour desquelles nous allons tourner comme un chat autour de bols de lait.

En 2007, vous avez composé Stèles, à partir du fameux ouvrage de Victor Segalen. Pourquoi ? Qu’est-ce qui vous intéressait dans ce texte étrange ?

Tout simplement, il y avait l’appel de l’Extrême-Orient, et l’appel du terme même de « stèle », je l’avoue… A 25 ans, en 1970 , j’ai d’ailleurs composé une Stèle pour Zénon, où je m’inspirais de l’Oeuvre au noir de Marguerite Yourcenar, vous savez, ce roman sur une figure d’ alchimiste… « Plaise à Celui qui Est peut-être de dilater le cœur de l’homme à la mesure de toute la vie », est-il écrit sur la pierre tombale de Zénon. Dieu comme compositeur ? Ou le compositeur-Dieu ? Mais il y a aussi la proximité entre Segalen et Claude Debussy : ce dernier avait demandé à l’écrivain 2 textes pour 2 livrets d’opéra (Siddharta et Orphée-Roi), qu’il a ensuite refusés… Leur vision de l’Orient, pour le premier, différait quelque peu.

Ensuite, bien sûr, il y a la fascination qu’exerce le style de Segalen…

Hiératisme, élitisme, nietzschéisme, votre compte est bon !

Oui, bon, je l’avoue : j’ai vécu une véritable révélation quand j’ai lu pour la première fois les vers de Mallarmé. Et j’ai toujours beaucoup aimé, intimement, Mallarmé, Saint-John Perse encore davantage, et Rimbaud. Hermétisme peut-être davantage qu’élitisme, à vrai dire.

Mais Segalen ne réinvente-t-il pas la signification de ces stèles chinoises ? Ne produit-il pas une interprétation fantasmée de ces hommages impériaux, avec cette influence de Nietzsche assez évidente ?

Oh, jeune homme, vous y allez fort ! D’une part, Segalen lisait le chinois, le mandarin. Ensuite, on pourrait penser à Béla Bartók, auquel on a fait le même genre de reproches : lui aussi a reconstruit le patrimoine populaire hongrois… et roumain, selon sa volonté…

Mais pourtant, il me semble que c’est assez différent : Bartok a déconstruit et reconstruit cette musique selon sa structure propre, incontestable…

Ne vous y trompez pas : le niveau d’exigence de Segalen est très élevé ; ce n’est pas sa pure fantaisie d’occidental du XX° siècle qui l’a principalement guidé.

En tout cas, Stèles, votre œuvre magnifique, expose quelque chose d’essentiel pour vous : l’importance de l’image, et puis, plus largement (nous en reparlerons) de la peinture pour vous, dans votre inspiration même…

L’image, oui, bien sûr ! D’ailleurs, c’est le cas de la majorité des compositeurs de musique « contemporaine ». Mais pourquoi est-ce mon cas ? A l’origine, le fait que mon père dessinait joue une rôle indéniable ; c’est pour moi la Vaterfremdssprache, si l’on veut le revers de la Muttersprache : en lieu et place de la langue maternelle, la langue étrangère paternelle ; celle qui m’est la plus proche, et celle qui m’est la plus étrangère…

Pour ce qui est de la peinture, je cache sans doute en moi un désir inavoué de Gesamtkunstwerk, d’œuvre d’art totale, cette aspiration qui existe depuis l’époque romantique. Tous les compositeurs s’y sont « plantés », mais le désir revient sans cesse. Je porte toujours plus d’intérêt à la peinture ; je nourris un projet musical sur les Poèmes d’Egon Schiele, que je vais bientôt réaliser.

La peinture est présente aussi aux origines de vos 2 œuvres de 2010, Le Jardin des Supplices, un « opéra virtuel », et l’Horloge de Sapience. Pour la première, Octave Mirbeau et  Auguste Rodin ; pour la seconde, Suso et ce Maître inconnu du 15eme siècle…

En effet ! L’image et la peinture y sont très importantes.

Bizarrement, la critique, en 2010, n’a guère aperçu ce qui reliait ces 2 œuvres : l’analogie entre ces 2 époques, le 14eme siècle du mystique rhénan Suso et la fin du 19eme siècle ; l’esprit décadent, vénéneux qui les relie – au point qu’ on pense souvent que Heinrich von Suso  était masochiste…

Exactement ! La critique a parlé de ma foi religieuse, et il ne s’agit pas tant de cela, pas beaucoup… J’avoue que quand j’ai composé, plus tôt, à la fin des années 1970, des œuvres proprement religieuses, j’ai eu beaucoup de difficultés pour les réaliser, tant les dissensions et les susceptibilités m’assaillaient… J’en suis quelque peu saturé.

Pour en revenir à la peinture, deux livres à cheval sur le signe dessiné et la musique tiennent lieu pour moi de précis de composition, ou presque : c’est l’Histoire de la notation musicale et Compositeur parmi les peintres, tous deux de Jean-Yves Bosseur. Et plus largement, les arts plastiques ont toujours été présents dans mon esprit. En 1968, avec mes amis Antoine Studer et Dominique Antoni, nous avons pratiqué la sérigraphie, et nous étions les premiers à Strasbourg à le faire. Cela allait de pair pour moi avec la composition, dans un esprit d’ “avant-garde”, dans un certain ton de l’époque. Quand les journalistes du Nouvel Alsacien ont vu les affiches sérigraphiées que nous avions réalisées pour annoncer des concerts, ils ont parlé de « mauvais goût »… Elles ressemblaient un peu à du Robert Crumb…

Mais cela est aussi lié à mon goût des citations musicales. Boulez détestait cela, au pont qu‘ il estimait que la fameuse citation de Bach dans Alban Berg était sa plus mauvaise partie, alors qu’elle m’arrache des larmes… Pour moi, les citations, c’est comme les peintres qui font des affiches déchirées, vous savez… C’est un acte d’amour.

Cette année, vos avez composé votre merveilleuse 6eme Symphonie. Elle commémore le centenaire de Novembre 1918. Et elle dépasse de loin nombre d’évocations fadasses et convenues, et consensuelles, de la Première Guerre mondiale.Que représente pour vous cette Guerre ?

Dans mon histoire personnelle, elle est liée aux souffrances de mon grand-père, blessé sur le front, et dont on a amputé une jambe sans aucun anesthésiant – plus d’éther nulle part, plus de schnaps ! Et puis, on y croise, comme vous l’avez constaté, August Macke, qui cite l’Offrande musicale dans son tableau et que je cite dans ma Symphonie…

Admirable mise en abîme !

… Merci… Et le Grand Meaulnes, et la chère ombre de Debussy, et plusieurs poètes. Tous morts au combat, comme Macke. C’est une évocation rêveuse, en effet. Et il n’y pas de message dans cette Symphonie : pas de laïus sur la réconciliation ou l’amour du prochain… Pas d’acte religieux, ni même spirituel – par delà la spiritualité inhérente à la musique, en tout cas .

Au fait, qu’est-ce que la spiritualité, pour vous ?

C’est mon intérêt profond pour Ibn Arabi, pour Raymond Lulle. Et c’est, peut-être surtout, ces Mandorles composées à partir de ce que Mallarmé veut me dire. Voilà. Ma lecture de la Bible, parfois, aussi.

Détlef Kieffer, quel a été le moment le plus important de votre existence, hormis votre naissance ?

Spontanément, j’ai eu envie de vous répondre : le moment où j’ai quitté les Percussions de Strasbourg, où j’étais entré très jeune ! Cette expérience a été difficile, à cause de l’ambiance très rigide qui y régnait. Mais non, il y a sans doute plus important. J’aurais aussi pu vous répondre : un fameux concert à la Cathédrale de Chartres, en 1965, devant le Général De Gaulle et André Malraux, en compagnie du dirigeant Serge Bodot – il remplaçait Pierre Boulez, que Malraux avait refusé parce qu’il avait signé le Manifeste contre la Guerre d’Algérie. Mais non, ps davantage.

Le moment le plus important de ma vie, c’est le moment présent, quand je suis engagé à fond dans un projet qui me tient beaucoup à cœur.

Pour finir, Détlef, qu’est-ce que l’Europe, pour vous ?

Vaste question… J’ai eu plusieurs projets en ce sens ; et j’avoue que mon œil s’humecte quand j’entends le mot « Europe » ; cela fait partie de mon côté allemand, en un sens. Mai surtout, je vais vous raconter quelque chose. Mes petites-filles, quand elles étaient âgées de 14 ou 15 ans, devaient épeler un abécédaire français, comme leurs camarades. L’un d’entre eux, arrivé à la lettre « X », sans doute fier d’imiter ses aimables parents, s’est écrié : « X comme xénophobe ! Et je suis fier de l’être ! » et l’une de mes petites-filles a bondi et a dit : « Ma sœur et moi, nous sommes d’origine allemande, italienne et françaises – et fières d’être tout cela à la fois ! »

L’Europe, pour moi, c’est cela.

 

Détlef KIEFFER a composé quelque 130 œuvres. Parmi ses derniers enregistrements  : 

La passion selon daniel c. (2011)

Sixième Symphonie, 1914-1918, Coquelicots et bleuets (2018)

La Conscience de l’Echo, Hommage à Claude Debussy (2018)

Tous disponibles chez pierres sonores

Il est aussi l’auteur, notamment, d’un recueil de poèmes, L’Ange sombre,1996, chez l’Avant-Mur

 

 

 

 

1 Kommentar zu Détlef Kieffer

  1. Détlef mérite bien sûr notre admiration. Sa 6e Symphonie doit faire partie du patrimoine musical européen, vu son sujet, la mort des artistes durant la Grande Guerre.

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