Fariba Adelkhah – Le jour où j’ai voulu entrer dans l’opposition… (2/2)

... en demandant le départ du Guide et un changement de régime ! Les livres ont toujours eu une place importante dans la vie de Fariba Adelkhah, et à plus forte raison, durant sa longue privation de liberté.

Le temps des législatives à Fariman, en février-mars 2017, dans la province du Kohrasan-Razavi, au nord-est de l’Iran. Foto: Fariba Adelkhah / CC-BY 2.0

(Fariba Adelkhah) – Je renonce mais, au retour de ma promenade d’une demi-heure avec ma garde, je vois soudain qu’une de ses collègues était devant la porte de la cellule de la nouvelle arrivée, Shahla, en train d’échanger quelque chose avec elle. A notre approche, la garde referme la porte de la cellule pour que je ne puisse pas voir à l’intérieur de celle-ci, cache l’objet sous son chador et s’efface pour nous laisser passer. Prise par une envie folle de communiquer avec Shahla, j’élève ma voix pour dire que je sais qui elle est. A peine prononcé l’inévitable rappel à l’ordre quant à l’obligation de ne pas échanger avec les autres détenues, je me rapproche de la garde, et ouvre son chador pour dévoiler la chose qu’il dissimulait, en disant : « Voyons voir ce que Shahla vous a rapporté ! ». La garde recule, mais trop tard. Le chador laisse apparaître ce qu’elle tient entre les mains.

  • Ce n’est rien, ce n’est rien, me dit elle. C’est un livre !

  • Un livre ?! Elle a droit à des livres ?

  • Oui.

  • Elle vient d’arriver, non ?

  • Oui.

  • Et elle veut renverser le régime, n’est-ce pas ?

  • Oui.

  • Et pourquoi moi, je n’en ai pas ?

  • Vous n’avez pas droit aux livres !

  • Et pourquoi ?

  • Je ne sais pas.

  • Mais cela fait 4 mois !

  • Oui, mais nous n’avons toujours pas le droit de vous donner des livres !

Je ne sais plus ce qui m’a pris. Je cours vers la même porte que je venais de franchir en poussant des cris comme jamais – mais comme j’avais envie de le faire depuis longtemps. J’exige qu’on m’apporte la Déclaration des Quatorze qui veulent renverser la République Islamique, pour que j’aie enfin droit aux livres en attendant d’être fixée sur mes chefs d’accusation. Je ne sais pas combien de temps cela a pris. Je me suis retrouvée dans ma cellule en gémissant. Une garde m’a apporté de l’eau en me demandant de me calmer.

Elle me quitte en m’annonçant que l’administrateur du lieu, un certain M. Hosseini (en fait tout le monde s’appelle Hosseini, à Evin) allait venir me voir. C’est un homme d’environ 50 ans qui regarde par terre quand il s’adresse aux femmes, mais qui est très gentil et essaye toujours de trouver une solution aux problèmes des prisonnières. Il dit toujours : « Je n’y suis pour rien, moi. J’ai la charge de votre vie matérielle, c’est tout. Pour le reste, je n’y peux rien. ». C’est lui qui m’a un jour apporté de sa bibliothèque personnelle, à ma demande, la thèse de l’Imam Khomeyni. Sous le prétexte de résoudre un problème relatif aux ablutions, j’avais demandé, pour changer de lecture, et pour rompre la monotonie de l’enfermement, le livre d’expertise (resâlehde l’Imam sur les devoirs religieux. En fait, celui-ci n’est pas considéré comme un livre à proprement parler, mais comme un recueil d’explications relatives aux prières, aux devoirs et aux autres obligations religieuses, ainsi qu’à la conduite des affaires, au monde contractuel. Autrement dit, il s’agit d’un ouvrage complémentaire, une sorte d’exégèse des versets coraniques traitant du monde des devoirs et des pratiques concrètes du vivre en société, que les grands ayatollahs écrivent pour accéder au rang de « source d’imitation », et dont la diffusion dans les foyers est très large, tout croyant pouvant en avoir besoin à un moment ou un autre. A ma grande surprise, j’avais appris que la très grande bibliothèque de la prison d’Evin n’en disposait pas.

Quelques minutes plus tard, on frappe à ma porte : « Mme Adelkhah, Hajagha (qualificatif commun) veut vous voir, mettez votre voile ! ». Je réponds que je ne suis pas d’humeur à parler avec qui que ce soit. Je veux juste entrer dans l’opposition et signer la déclaration pour avoir des livres. De l’autre côté de la porte, M. Hosseini me rassure. Il allait prendre sur lui de m’apporter des livres au plus vite, mais je devais d’abord me calmer. « Voulez-vous autre chose ? », me demande-t-il très calmement. Je réponds que non, sans me rapprocher de la porte comme on est censé le faire. Le soir même, j’ai reçu quelques livres, de littérature religieuse, un peu enfantins, sur la vie des innocents. Sans cracher dans la soupe, je leur fais comprendre que j’ai été élevée dans une famille religieuse et que j’ai besoin de lectures plus substantielles. Néanmoins, j’ai commencé à les lire et, ma foi, ils n’étaient pas sans intérêt eu égard aux recherches que j’avais entamées à Qom.

Dans le tas, j’ai pu trouver pas mal de bons ouvrages, notamment trois livres d’un grand clerc, Ali Safai Haeri, le seul, à ma connaissance, qui ne s’est pas plié aux mobilisations de la République Islamique, en 1979. En parfait désaccord avec l’Imam Komeyni et sa conception du velayat-e faghih, le gouvernement du jurisconsulte, il a choisi de tourner le dos au pouvoir, bien que très jeune, 30 ans, au moment de la Révolution, et de retourner au Hozeh, l’école religieuse, et de reprendre son cheminement mystique malgré les pressions politiques et les contrôles auxquels il n’a pu échapper. Mort dans un accident de voiture en 1999, à l’âge de 48 ans, auteur de quelque 70 livres, essentiellement de méthode, Ali Safai Haeri était un clerc pour lequel la religion, comme structure, relevait de l’Art.

Quelques jours plus tard, la porte s’ouvre. On me remet un sachet tout blanc en plastique, bien rempli. Je l’ouvre : 8 livres qui m’apportaient l’odeur d’un passé non révolu, que je revivais dans mon sommeil et dont je soignais les moindres souvenirs, notamment celui de l’emballage d’un paquet de chocolat que mes interrogateurs m’avaient un jour remis de la part de Roland, l’ami de toujours, celui-là même que j’allais accueillir le jour de mon arrestation. Des livres en français : de Foucault, de Max Weber, des romans, du Virgile, des poèmes… D’où viennent-ils? « De votre ambassade », me répond la garde, comme pour me rappeler que je travaillais pour le compte des étrangers. Je n’ai pas eu de cris à pousser. Je me suis contentée de m’évader au loin, au moins en pensée, à travers ces livres, vers mes amis qui les avaient envoyés, et vers le lieu d’où ils me venaient, en fait le rez-de-chaussée du même bâtiment où était détenu Roland, qui les avait réceptionnés en premier. Une autre étape de ma vie venait de commencer. Je pouvais désormais lire autre chose que le Livre généreux. L’heure étant à l’espoir, j’ai très vite renoncé à mon adhésion au groupe des Quatorze, dont les membres devenaient toujours plus nombreux à Evin.

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