Fariba Adelkhah – Quand on n’a que l’amour (1/2)

Fariba Adelkhah témoigne de son quotidien durant sa longue privation de liberté. Période au cours de laquelle, il importe de cultiver des relations interpersonnelles de qualité.

Éclairé par des puits de lumière, le vieux bazar de de Qom, est un incontournable de la ville. Foto: Fariba Adelkhah / CC-BY 2.0

(Fariba Adelkhah) – Les jours passent, et les semaines, les mois, les saisons aussi. On ne sait pas ce qui peut arrêter ce rythme effrayant de l’expectative ! En fait, à la réflexion, la vraie torture était l’attente, telle une condamnation en prémisses, sans tribunal, sans juge ni sentence. C’est elle qui finit par nous faire « disjoncter ». On vit, du moins dans la première partie de notre expérience carcérale, au rythme des interrogatoires. Il commence et finit, il s’arrête, et il recommence sans que l’on sache les raisons ni le dénouement de cet enchaînement. Si les interrogateurs sont avides de questions, ils sont avares de réponses. Ils nous laissent dans l’énigme, ou menacent : « Vous en aurez pour 15 ans, au mieux, Mme Adelkhah », me disaient-ils !

L’incarcération est divisée en deux parties : avant la sentence, ce que l’on peut qualifier de détention provisoire, et après la sentence, lorsque l’on rejoint le quartier des femmes (band-e zanan), celui des détenues politiques, dites « sécuritaires ». Pendant la détention provisoire, je passais en général mes journées à lire le Coran et le Livre des Prières, que les Iraniens consulteraient plus, dit-on, que le Coran. Livre des Prières non seulement contesté dans le monde sunnite, mais qu’il est interdit d’emporter dans sa valise lors du pèlerinage à La Mecque, en Arabie Saoudite. A dire vrai, je n’avais pas droit à d’autres lectures pendant les quatre mois de ma détention provisoire.

Assise dans ma cellule de 6m², j’entends s’ouvrir la porte, à une heure inhabituelle, vers 16h. Ce n’est le temps ni des repas, ni de la prière – car j’ai commencé à prier en prison ! Le Coran entre les mains, je regarde : d’abord en bas, à la hauteur de mes yeux, dans la position assise, comme si, par avance, j’étais déjà désillusionnée quant à cette rupture de la monotonie ambiante et ne voulais pas me donner la peine de regarder plus haut. Mais tout a été très différent dès l’ouverture de la porte, et cela m’a intriguée. La porte ne s’est pas ouverte bruyamment, ni entièrement. Elle s’est entrouverte et, pour le dire vite, avec attention et douceur. Je regarde par terre et je vois des pieds dénudés, sans chaussettes, bien soignés, un pantalon gris clair, qui n’est pas l’habit des prisonnières et contraste avec le chador du personnel pénitentiaire. Que se passe-t-il ? Je lève soudain la tête.

Je n’en crois pas mes yeux et reste sans mots, fixant cette présence qui s’était glissée dans l’ouverture de la porte et restait debout, en totale confiance. Je ne bouge pas comme si je voulais me réveiller, ou déchiffrer l’événement qui m’avait frappée ! Oui, frappée, vraiment, car je ne voyais désormais plus que les gardiennes et les interrogateurs. Présence qui parfumait l’air et m’emportait aussi très loin dans mes souvenirs. Le temps s’allonge quand on est en prison. Pas le temps réel, celui de l’attente, celui qui nous enveloppe à défaut de tout autre. Il n’est pas passager, on le vit en profondeur, comme enivrée.

Avec cette présence, l’attente devenait soudain différente. En fait, ce que je voyais avec mes yeux, ma raison, me dépassait. Au point que je suis restée collée au sol, alors qu’à deux mètres de moi se trouvait une très belle femme, la tête nue, les yeux verts, bien habillée, calme, détendue… Sepideh, se présente-t-elle. Elle me pose toute une série de questions. Je me souviens de la dernière : suis-je venue de Belgique, comme elle l’a lu dans le journal ? Elle a le journal ! Je réponds que je suis de France. Toujours assise, je lui pose une seule question : « Est-ce fini ? On va désormais pouvoir se voir ? »

En fait, c’est tout ce qui m’intéressait ! Point besoin de lire « Huis clos » de Sartre. J’avais intégré la logique du lieu, je n’existais désormais que conditionnée par lui, par son quotidien, celui que je vivais. Je n’étais pas démunie de rêves, non, mais j’étais encore capable de faire la différence entre le possible et/ou le faisable et l’idéal ! Je vivais dans le présent, attendant le dénouement de mon histoire. Je ne voulais pas le fuir, mais le comprendre. Et le sommet de mes désirs était de pouvoir voir des gens, d’échanger avec les autres prisonnières que j’entendais passer, quelques fois parler, ou crier, ou encore s’adresser à moi à travers la porte, notamment les « Trois Bouquets » ! Il s’agissait des trois amies de la prison dont je chéris le souvenir à chaque fois que j’y pense. Elles vivaient ensemble, à une vingtaine de pas de ma cellule, mais dans un autre couloir. Vivre ensemble en prison, serait-ce possible ? Oui, parce qu’elles ne cessaient de parler entre elles et s’organisaient ensemble, faisaient à manger ensemble, sans four ni réchaud, et montaient de concert des missions impossibles, on va le voir ! J’entendais même, quelquefois, leurs cris, quand elles jouaient dans la cour. Quand elles traversaient le couloir pour aller prendre l’air, elles me tenaient compagnie, le temps de parcourir une traverse longue de 5 mètres environ, en me parlant, souvent en anglais ou en français, pour éviter que les gardes ne comprennent nos échanges. C’était comme si elles parlaient entre elles. La présence, au sein des Trois bouquets de Kaylie Moor-Guilbert, une universitaire australienne, spécialiste du chiisme au Bahreïn, invitée par l’Université de Qom et arrêtée à l’aéroport, au moment de son départ, selon l’habitude des services de sécurité de la République islamique aux côtés de deux accusées iraniennes, membres d’une ONG environnementaliste, facilitaient ces entorses au règlement.

Nos échanges perdurent jusqu’à ce jour. Ciel ! Combien j’attendais cette heure de la promenade, chaque matin et chaque après-midi, à une heure qui n’était jamais fixe. Je me rapprochais de la porte, je m’y accrochais ! Mais je ne disais rien car nous n’étions pas autorisées à échanger ! Les mises en garde du personnel qui nous accompagnait alors les yeux bandés suffisaient à étouffer la joie des Trois Bouquets, et je me souviens d’avoir eu des avertissements, par l’interphone, de la part de la cheffe des gardiennes, me demandant de m’éloigner de la porte et de m’asseoir : « Vous n’êtes pas censée rester débout contre la porte », me disait-t-elle d’une voix bien sévère.

 La suite dès demain…

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