Tête de Poulet et Betonkopf

Une pièce interdite à l'Institut Hongrois de Paris !

Devant l'Institut Hongrois de Paris, une mystérieuse jeune femme attend... Foto: Hadonos / Wikimédia Commons / CC-BY-SA 3.0Unp

(MC) – Viktor Orbán pratique la censure à l’étranger. La tragédie Tête de Poulet, annoncée à l’Institut Hongrois, a été déprogrammée in extremis sur l’injonction du gouvernement « illibéral » hongrois. Fi donc !

La raison : Bea Gerzsenyi, la réalisatrice de la pièce de György Spiro composée en 1992, a envoyé un courriel à ses proches ; plus précisément, à des personnes qu’elle suppose intéressées par la pièce – au nombre de 120 – ce qu’elle explique à l’hebdo hongrois libéral de gauche HVG (in extenso : Heti Vilaggazdasag, c’est-à-dire Economie hebdomadaire du monde). Dans ce courriel, elle mord à belles dents acérées dans l’«Orbanisthan », c’est-à-dire la Hongrie du national-populiste Viktor Orbán.

La pièce est très sombre, violente. Et selon Bea Gerzsenyi, la Hongrie est devenue « triste, morne et absurde comme  elle ne l’a jamais été auparavant ». Comme dans la pièce. Son diagnostic, très sévère, coïncide fort bien avec ce que nous en disent nos amis hongrois… Elle écrit :« Trente ans après la chute de la dictature communiste, on continuera encore longtemps à panser les plaies béantes que l’ogre rouge a infligées en Europe centrale et orientale. La structure de pensée totalitaire continue à œuvrer dans ce monde dit « libre » qui pourtant, est paralysé plus que jamais par la peur et par la crainte de l’Autre : l’étranger, le migrant. » La réalisatrice poursuit : « Monsieur Viktor Orbán ajoute à la corruption d’État l’assujettissement des médias et de la justice, afin de maintenir sous sa botte un monde résolument fermé sur lui-même. »

Ce message n’a pas vraiment été apprécié par le gouvernement hongrois et l’une de ses émanations à l’étranger, l’Institut Hongrois de Paris (dont le local se situe rue Bonaparte, dans ce beau quartier littéraire et intellectuel donc, la rue où Sartre a longtemps vécu). Le spectacle, qui devait être représenté jeudi dernier, a tout simplement été annulé… L’Institut hongrois n’a-t-il donc aucune autonomie intellectuelle par rapport au gouvernement de son pays ? Il semble que non. Du moins, depuis ces toutes dernières années.

Le directeur, János Havasi, a justifié sa décision ainsi : « Bea Gerzsenyi a diffusé un lettre d’invitation provocatrice au spectacle, dans laquelle elle tient des propos injustes, indignes et diffamatoires sur la Hongrie (…). En fonction de ces éléments, la représentation du spectacle à l’Institut Hongrois, établissement d’État financé par les contribuables hongrois, est inacceptable».

Une vision à nettes tendances totalitaires, en effet, selon laquelle un Institut national, « financé par les contribuables », doit être le reflet fidèle de la Weltanschauung du gouvernement. Comme à l’époque communiste, en effet.

Encore que les années 1970 et 1980 ont connu, en Hongrie comme en Pologne voisine, des niches et mieux encore, des fenêtres où l’on voyait très clairement percer des œuvres originales, géniales, et par conséquent uniques et irremplaçables. Monsieur Havasi a-t-il donc l’intention de faire mieux que ses prédécesseurs et ne produire que des œuvres qui seraient dues au rayonnement du génial parti Fidesz, qui se désigne comme « illibéral » ?

« Illibéral » : contrairement à ce qu’avance Bea Gerzsenyi dans un communiqué où elle répond au directeur de l’Institut, le terme ne provient pas de Mussolini. En revanche, il est fort intéressant de le rapporter à son étymologie. « Illibéral » signifiait jadis : non libéral au sens financier, c‘est-à-dire avare, mesquin, chipoteur, répugnant à relâcher les cordons de sa bourse en même temps sans doute que ses sphincters. Fesse-mathieu, en somme.

Cette interdiction a pour cause le fait que l’un de ses destinataires zélé a fait suivre le courriel vers le ministre des Affaires étrangères de Hongrie. Ce dernier, le fameux Péter Szijjártó, a failli avaler tout ensemble ses bésicles et sa cravate anthracite. Un échange téléphonique s’en est suivi entre Budapest et Paris, et János Havasi a convoqué Bea Gerzsenyi dans son bureau. Deux heures plus tard, la metteuse en scène apprenait que la représentation était supprimée. « Elle met l’Institut, sa troupe et elle-même dans une situation délicate », explique le directeur, le cœur débordant de sollicitude envers l’artiste. Ah tiens, en passant, le nom de l’auteur, Spiro, est à consonances juives : dans la Hongrie d’Orban, cela n’est nullement indifférent. D’autant plus que l’oeuvre de Spiro est en partie centrée sur le judaïsme et les variations de ce thème. Et qu’un nombre non négligeable d’auteurs juifs font l’objet de perfides attaques, depuis le début de l’ère Fidesz, de la part de la presse gouvernementale.

Faut-il donc qu’un tel établissement produise exclusivement des œuvres qui refléteraient la pensée du grand Président ? Il convient d’insister à cet égard sur l’image déplorable que cet établissement donne ainsi du pays subventionneur : qu’en est-il de la culture vivante, de la culture populaire, des productions les plus aigües de ce que dans les années 1960 et 1970, on nommait « avant-garde » ? Et de la projection privilégié que permet la production littéraire et artistique dans le monde à venir, proche ou lointain ?

Le constat que fait Bea Gerzsenyi dans le communiqué que nous avons déjà mentionné et où elle réagit à l’interdiction de son spectacle est sombre et pessimiste : « Pourquoi appeler indignes, injustes ou incorrects des propos qui sont l’expression d’un point de vue différent ? Sans doute parce que le système féodal d’une part et la dictature du prolétariat d’autre part ont laissé de telles traces dans l’inconscient collectif et l’imaginaire hongrois que le hiatus qui sépare cette prétendue démocratie et celle des vieilles démocraties européennes ne sera pas comblé de si tôt. » Un constat sans doute juste, bien qu’en d’autres circonstances, il faudrait mettre au point certaines des notions avancées ici ; ce qui nous permettrait, à nous Occidentaux en tout cas, de comprendre bien mieux le problème hongrois – et plus largement centre-européen, puisqu’il concerne aussi bien la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie. « Dictature du prolétariat » ? (il n’y en a jamais eu, seulement une tentative d’installer le socialisme) ; « inconscient collectif » ? ( un tel inconscient existe-t-il seulement?).

En tout cas, nous espérons très ardemment que l’interdiction du spectacle de Bea Gerzsenyi sera levée, tôt ou tard, et que les Français, les Hongrois de France, les êtres humains et les extraterrestres pourront admirer le texte de György Spiro dans toute sa radicalité.

Un combat de plus en plus difficile. En effet, cette année, le Fidesz, parti d’Orbán, a décidé de mener un véritable Kulturkampf (l’expression est de l’opposition de gauche). En juillet 2017, lors du grand essaimage annuel du Fidesz en Transylvanie, Orbán avait claironné que « Voilà la tâche qui nous attend : installer notre régime politique dans une époque culturelle ! Nous allons au devant de grands changements (…) ». La lutte idéologique, le brainwashing commencent dans les maternelles pour infester les écoles et les universités : suppression des cours sur les genres. « Chasse à la propagande communiste » (en 2018!). Chasse à la « propagande homosexuelle » (le directeur de l’Opéra national a léché ce qu’il fallait lécher et décidé de centrer la saison 2018-2019 sur « le christianisme »). Et il faut encore s’attaquer « aux départements de sciences sociales qui font l’éloge de Mao et Lénine », annonce le journal Magyar Idök… Ce journal a été fondé en 2015. Il a pour fonction principale de porter la bonne parole du Fidesz au plus profond du bon peuple hongrois.

Ce combat contre la chienlit communiste (mais, chère Bérengère, la chienlit, n’est-ce pas… lui?), le génial dirigeant Viktor Orbán compte bien en porter les thèmes principaux sur le plan plus largement européen, lors des élections de 2019. Voilà qui nous concerne, et nous voilà prévenus.

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