Istrie : D’Annunzio pas mort ?

Vite, une escadrille pour Fiume !

Un monument à la mémoire des victimes des massacres des foibe, à Rome (près de la station Laurentina) Foto: Gaux / Wikimédia Commons / CC-BY-SA 4.0Int

(Marc Chaudeur) – Que se passerait-il si Angela Merkel clamait, à portée de voix de la ville : ” Vive le Königsberg allemand ” ?  Au cours du weekend dernier, près de Trieste, lors de la Journée du souvenir organisée le 10 février chaque année depuis le règne de Berlusconi 1er (en 2005), Antonio Tajani, président Forza Italia du Parlement européen, pris d’un enthousiasme soudain, s’est exclamé : « Vive l’Istrie et la Dalmatie italiennes ! ». Indécrottable stupidité ou bien accès de folie ? A méditer : l’Istrie et une partie de la Dalmatie, certes naguère peuplées de nombreux Italiens (cependant minoritaires), n’a été italienne qu’à l’époque fasciste, de 1918 à 1945.

Cette « Journée du souvenir » commémore les victimes, principalement italiennes, de ce qu’on a pris coutume de nommer les foibe. Il s’agit de cavités presque verticales de plusieurs mètres de profondeur, creusées par les précipitations dans le calcaire karstique qui compose essentiellement le sol istrien. Les partisans yougoslaves sont accusés d’y avoir précipité, morts ou vifs, une partie de la population d’origine italienne – et d’opposants politiques, italiens ou non. Les « massacres des foibe » se sont déroulés en deux phases différentes : le 8 septembre 1943, les partisans croates et slovènes ont brièvement reconquis la région ; et 40 jours de victoire sur l’armée italienne et de reconquête ont donné lieu à des règlements de compte meurtriers. Une sorte de revanche des populations slavophones contre l’armée italienne, les fascistes et leurs collaborateurs locaux, qui sévissaient là depuis plusieurs années. On s’entend pour estimer qu’un millier de personnes au maximum ont péri à ce moment là. Puis ç’a été la conquête allemande, avec les exécutions massives de partisans communistes et les déportations.

Et puis, en mai et juin 1945, Tito et son Parti ont mis en place une véritable épuration, sur laquelle les avis divergent quelque peu : épuration ethnique ou épuration politique ? Les deux à la fois, sans doute. Le Traité de Paris, qui laisse l’Istrie à la Yougoslavie et donne Trieste à l’Italie (la coupant ainsi de son arrière-pays, jusqu’à l’ouverture des frontières à l’occasion de l’entrée dans l’UE au début des années 2000) met fin à ces liquidations, et cause le départ vers l’Italie de milliers de personnes italophones. Aujourd’hui encore, il arrive qu’on retrouve des victimes, notamment dans des terrains privés, ou des endroits déserts.

Une affreuse tragédie, certes, due à une série de décisions brutales visant à occuper au maximum le terrain – l’Istrie et la Vénétie julienne, principalement. Encore faut-il essayer de comprendre en amont les causes de cette épuration criminelle. Et comprendre aussi, les deux étant intimement liés, comment et à quelles fins ces événements bien éloignés dans le temps sont instrumentalisés, parfois cyniquement et de manière irresponsable, par les politiciens actuels.

Comme dans d’autres pays que nous connaissons bien, l’Italie a mis en place dès novembre 1918 une acculturation accélérée et brutale. En novembre 1918, les troupes italiennes entrent dans la péninsule d’Istrie : l’italianisation de force de 350 000 Croates et de 200 000 Slovènes commence dès cet hiver là. Le 13 juillet 1920, la Narodni Dom de Trieste (le « centre culturel slovène »), qui occupait l’Hotel Balkan, est incendié par des fascistes, juste après une manifestation du Fascio triestin. Le grand écrivain Boris Pahor, âgé aujourd’hui de 105 ans, y a assisté, avant d’être interné au camp nazi du Struthof, en Alsace, une vingtaine d’années plus tard (lire : Pèlerin parmi les ombres, La Table Ronde, 1996)

L’Istrie ne devient pourtant italienne que 2 ans plus tard, en novembre 1920 ; mais les processus totalitaires d’éradication des langues slaves et l’imposition de la langue italienne prennent toute sa violence quand en 1923, un an après l’avènement de Mussolini et du parti fasciste, la Réforme Gentile (le ministre de la « culture ») impose la langue italienne à l’exclusion des autres langues à tous les élèves.

Exactement comme au Tyrol du Sud après 1922, le grand-père d’Alessandra Mussolini enrôle de force les jeunes dans les organisations fascistes, italianise tous les noms des villes et villages,puis les patronymes slaves : 56 000 Istriens ont dû changer de nom ! Et comme au Tyrol du Sud, on gratte les inscriptions non italiennes sur les tombes, et feu Madame Majerov devient feu Madame Maieri, et l’humanité a fait un bond en avant. Comme au Tyrol du sud aussi, on importe massivement des Italiens méridionaux pour renverser l’équilibre démographique. Le mouvement de Résistance, essentiellement communiste, naît en 1942 : il compte environ 30 000 Istriens.

Certains témoignages slovènes et croates nuancent cependant le tableau de manière intéressante, en faisant remarquer que l’occupation italienne a permis d’éviter de très nombreux massacres et déportations qu’auraient subi la population juive, tzigane et oppositionnelle dans le terrible régime catholico-fasciste croate d’Ante Pavelic et de ses Oustachis… Une perspective qu’on a trop tendance à oublier, parfois.

De 1945 à 1956 en tout cas, l’Histoire a fait que les Italiens ont quitté massivement l’Istrie en 4 vagues successives : au nombre de 300 000 environ en comptant la Dalmatie et Fiume/Rijeka. En 1976 , le Traité d’amitié d’Osimo entre Italie et Yougoslavie détend l’atmosphère et assainit l’air. Et depuis les années 1970, les minorités jouissent de droits très étendus en Italie.

Dans le contexte actuel, que signifie la phrase revancharde et totalement irréaliste de Tajani, ponte du parti de Berlusconi et ancien porte-parole du Cavaliere ? Elle a un précédent : en 2007 déjà, le président de la République italienne, Giorgio Napolitano, avait prononcé un discours pour le moins discutable ; et le président croate de cette époque, Stipe Mesić, avait réagi très vivement, parlant de « révisionnisme italien » face aux crimes du fascisme mussolinien. Et curieusement, les déclarations de Mesić, un dirigeant qu’on peut qualifier de nationaliste modéré (qui pour cette raison, avait pris ses distances avec Franjo Tuđman et fondé son propre parti) avait davantage scandalisé que le dressage d’ergots du président italien de gauche, ancien communiste. Ce dernier est pourtant plus intéressante.

La gauche italienne, en effet, a passé très longtemps sous silence les massacres des foibe, bonne entente avec la Yougoslavie obligeait ; la droite le lui reproche encore aujourd’hui. Dans une certaine mesure à juste titre, puisque l’extrême- droite s’est emparée de ce thème dès la fin des années 1940, sous le motto bien connu : « La gauche ment ! » et «La gauche trahit la Patrie ! », etc etc. Qu’un président de gauche reprenne l’antienne du sentiment (« Y penser toujours ») qui lie les Italiens à l’Istrie et à la Dalmatie, à l’occasion d’une commémoration inventée de toutes pièces par Berlusconi (alias Il Cavaliere, Cainano, Al Tappone, Testa d’Asfalto,,..) en 2004, ne peut s’expliquer que par une nécessité italienne interne : celle d’un recentrage et de la nécessité d’un élargissement électoral jusqu’au centre droit.

Alors, qu’en est-il d’Antonio Tajani ? Son élan patriotique lui vaudra sans doute une certaine popularité dans les milieux visés, c’est-à-dire ceux de la droite populiste et nationaliste. Elle est sans aucun doute la bienvenue pour celle-ci dans le contexte d’autodestruction et de catastrophe économique qui s’annonce, et dans l’alliance profilée, en partie à cause de cette évolution malheureuse, entre plusieurs composantes, à première vue assez différentes (mais à première vue seulement…) de la droite italienne.

En somme, le problème n’est pas la Croatie, ni la Slovénie. Le problème, c’est l’alliance maudite entre Cinque Stelle et la Lega et le climat politique délétère qu’elle a engendrée en Italie.

 

 

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