Kraftwerk : la mort de Florian Schneider

L’humain déborde de partout

" Wir fahr'n fahr'n fahr'n auf der Autobahn... " Foto: Norbert Nagel/Wikimédia Commons/CC-BY-SA/3.0Unp

(Marc Chaudeur) Le fondateur et « tête penseuse » de Kraftwerk, Florian Schneider, vient de mourir à l’âge de 73 ans. Quelques simples impressions, expressions, inflexions et réflexions.

Kraftwerk, c’est une vieille histoire pour nous. Elle remonte à 1972, avec ces deux premiers disques que la plupart ont oublié, retenant de Kraftwerk essentiellement Autobahn (1974) et Radioaktivität (1975). Le groupe Kraftwerk a composé et créé durant une dizaine d’années, la décennie 1970, pendant laquelle il a joué le rôle de pionnier et d’annonciateur des années 1980. Humour froid, acceptation distanciée – à peine distanciée – de la déshumanisation technologique et de la robotisation : votre compte est bon, Schneider ! Dans cette démarche, le groupe s‘entourait alors de petits et grands frères : Brian Eno, Andy Warhol, David Bowie…

Mais quand on est allemand et qu’on est né en 1947, on a une histoire. Et cette histoire pèse lourd, quoi qu’on veuille en faire. Né à Düsseldorf, élève du Conservatoire, Florian Schneider commence à œuvrer dans cette ville dont certains musiciens en effervescence participent aux toutes premières tentatives (et réussites) de la musique électronique : la première pièce de cette nouvelle musique, c’est la Studie 1, de Karlheinz Stockhausen (1953), créée à Cologne (non loin de Düsseldorf) dans les studios de la radio régionale. Un compositeur avec lequel Kraftwerk présente une histoire en partie commune et beaucoup de points musicaux communs, que les musiciens du groupe ne perçoivent pas nécessairement de manière très claire.

Stockhausen a superbement développé la musique électronique, et avec elle, une spiritualité assez singulière qui annonce et accompagne celle des années 1960, qui bientôt deviendra peu ou prou celle des grandes masses consommatrices – de musique, de bâtonnets d’encens, de gauchisme folklo, de coca cola et de joints. Il y aura Pink Floyd et bien d’autres, et bientôt, le rock progressif petit-bourgeois qui se veut respectable (des noms ? Non !). En Allemagne, il y aura des groupes post-baba parfois intéressants (Faust, Can, Amon Düül II,…), quelquefois plagiaires, souvent grandiloquents, parfois vite devenus plats et redondants (Ash Ra Tempel,Tangerine Dream,…). Dans cette sorte de Cour des Miracles de l’évasion institutionnalisée et bénie par les dames patronnesses (le concert de Tangerine Dream dans la Cathédrale de Reims, en 1976 !) et les maisons de production, certes, Kraftwerk tirera son épingle du jeu, grâce à son origine düsseldorfoise particulière, et à une réelle distinction.

Nos tout premiers souvenirs de Kraftwerk se relient à certains groupes underground, notamment américains : Pere Ubu, par exemple. La musique de Schneider et de Hütter, vers 1970-71, était beaucoup plus audacieuse que par la suite, opérant une belle synthèse entre avant-gardisme post-Stockhausen et underground bip bip très inventif, déjà, et à tendances minimalistes. Aux antipodes de l’expressionnisme électronique américain qui germera dans le rock un peu plus tard, celui d’un DEVO (1976-1977) entre autres.

Mais de plus, l’idéologie Kraftwerk commence à émerger des cerveaux embrumés de la Confrérie Baba (née vers 1965, morte vers 1975).

Une représentation du monde (sinon une conception…) kraftwerkienne s’affirme en effet, vers 1973, et s’émancipe progressivement. Déshumanisation, robotisation, technologie et technocrates invasifs : Florian Schneider annonce et célèbre à la fois le futur immédiat de 1980 et des décennies suivantes. Son innovation relative, sa caractéristique première résident en cela : d’avoir écrasé ensemble l’annonce d’un futur robotisé et sa célébration ; « ça arrivera comme ça » et « c’est super ! » ne se distinguent plus guère ni dans la musique du groupe, ni dans les paroles de ses « chansons »(!). Ni lors des rares interviews parfaitement plates que Schneider a données.

Purification de tout miasme humain, annihilation de l’esprit ? Mais pourquoi faire, au juste ? Faire oublier le passé allemand ? Peut-être bien ; en partie inconsciemment, à l’évidence. Mais l’image mécanique, avalée par la robotisation, que veulent donner les membres du groupe, déborde et scintille (au sens musical) de tous côtés.

En 1974, Autobahn : une image ambivalente par excellence. L’autoroute allemande, dès cette époque là, c’est le lieu des départs en vacances, d’embouteillages interminables ; de l’amour immodéré de beaucoup d‘Allemands pour la voiture, aussi. Et d’une fascination pour ce type de puissance technique qui s ‘accompagne d’un néant propre, impeccable, sans bruit parasite ni papier gras. Ni interférence humaine superflue. Propre comme tout. Bien vu, Herr Schneider. Seulement, l’autoroute allemande, c’est aussi une pièce maîtresse de la propagande nazie. Et autour de 1975, dans les années même où sortait Autobahn, quand nous nous déplacions en stop en Allemagne, quelque conducteur nous glissait parfois : oui, on peut dire c’qu’on veut, mon p’tit gars ; mais Hitler, il a construit de belles autoroutes !

Autre interférence glaçante : David Bowie, devenu l’ami de Schneider à l’époque où, en plein Berlin, la star anglaise n’hésitait pas à lever la main pour faire le salut nazi, Bowie a composé un morceau intitulé : V-2 Schneider… (V-2, vous savez, l’arme secrète des nazis). Certes, Schneider n’y était pas pour grand-chose.

Plus intéressant encore : la comparaison entre Florian Schneider, né en 1947, et Anselm Kiefer, le grand peintre et plasticien, né en 1945. Tous deux doivent se coltiner ce passé horrible – le père de Kiefer était officier de la Wehrmacht à l’époque. Kiefer a peint de nombreux tableaux où il se représente dans l’uniforme de son père, à faire (lui aussi) le salut nazi. Il le fait très certainement pour essayer de comprendre ce geste par l’intérieur. Tout comme il procède avec tous les grands mythes de la culture allemande (Wagner, les Minnesänger, le champs de bataille et Kleist,…). L’attitude de Schneider part d’un même contexte, mais elle est sensiblement différente. On pourrait dire qu’abstraction faite de tout critère artistique, le meilleur de Kiefer – au delà d’une rumination kieférienne assez pesante – est dans le meilleur de Kraftwerk : dans un humour froid, une distanciation à peine perceptible, un type singulier de légèreté.. Et une réelle élégance.

Mais, heureusement, l’humain déborde de partout, dans Kraftwerk. En témoigne plus qu’il n’est nécessaire, le rire tonitruant de Florian Schneider quand il était attablé dans quelque bistrot allemand et qu’il pensait n’être pas reconnu. Le genre de rire qui secoue tout le corps, oui, le corps.

 

 

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