Levée des brevets sur les vaccins : un bras de fer de longue haleine

Les États semblent aujourd’hui entendre la nécessité, déjà exposée depuis plusieurs mois par de nombreuses ONG, de lever les brevets sur les vaccins. Cependant, l’industrie pharmaceutique l’entend (encore) d'une autre oreille.

La question des brevets des vaccins est très compliquée... Foto: U.S. Secretary of Defense / Wikimedia Commons / CC-BY-SA 3.0

(Marine Dumény) – L’annonce, mercredi 5 mai, de l’administration Biden a un effet domino. Derrière l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la France et la Russie, même l’Union Européen se dit « prête à discuter » de la levée des brevets et vaccins. Les ONG comme Oxfam, mobilisée avec des syndicats et le Parti communiste pour soutenir l’initiative citoyenne « Pas de profits sur la pandémie », appellent de leurs vœux une prise de position générale et un consensus sur le sujet.

Pandémie à échelle sociale – « Covid-19 is not a pandemic », Richard Horton publiait dans The Lancet en septembre 2020 un article clivant pour la communauté scientifique par son angle social. Il est introduit en ces termes : « Alors que le monde approche du million de décès dus à la Covid-19, nous devons faire face au fait que nous adoptons une approche beaucoup trop étroite pour gérer cette épidémie d’un nouveau coronavirus. [...] l’histoire de la Covid-19 n’est pas si simple. Deux catégories de maladies interagissent au sein de populations spécifiques : l’infection par le coronavirus 2 du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS-CoV-2) et un éventail de maladies non transmissibles (MNT). Ces conditions se regroupent au sein des groupes sociaux selon des schémas d’inégalité profondément ancrés dans nos sociétés. L’agrégation de ces maladies sur fond de disparité sociale et économique exacerbe les effets néfastes de chaque maladie distincte. La Covid-19 n’est pas une pandémie. C’est une syndémie. La nature syndémique de la menace à laquelle nous sommes confrontés signifie qu’une approche plus nuancée est nécessaire si nous voulons protéger la santé de nos communautés. »

Introduction reprise dans Tracts (N°23)De la démocratie en Pandémie, de Gallimard, par Barbara Stiegler. D’après la philosophe, la Covid-19 est « [...] une maladie causée par les inégalités sociales et par la crise écologique entendue au sens large. Car cette dernière ne dérègle pas seulement le climat. Elle provoque aussi une augmentation continue des maladies chroniques (« hypertension, obésité, diabète, maladies cardiovasculaires et respiratoires, cancer », rappelle Horton), fragilisant l’état de santé de la population face aux nouveaux risques sanitaires. Présentée ainsi, la Covid-19 apparaît comme l’énième épisode d’une longue série, amplifiée par le démantèlement des systèmes de santé. La leçon qu’en tire The Lancet est sans appel. Si nous ne changeons pas de modèle économique, social et politique, si nous continuons à traiter le virus comme un événement biologique dont il faudrait se borner à « bloquer la circulation », les accidents sanitaires ne vont pas cesser de se multiplier. »

Une grille de lecture à la fois environnementale et sociale de cette épidémie mondiale, qui vient rappeler que ce sont les populations les plus fragiles qui sont le plus durement touchées. Si le virus ne « choisit » pas ses victimes, l’accès aux soins (et la qualité de ceux-ci) par les plus aisés est indéniable.

Question d’humanisme – C’est sur cette même logique que s’appuie la volonté de levée des brevets sur les vaccins. L’image de la vague de contamination qui submerge actuellement l’Inde en est la plus parlante illustration. Les pays pauvres sont les plus exposés à la pandémie. D’ailleurs, le continent africain importe 99% de ses vaccins, et dépend complètement des Etats-Unis et de l’Europe à cet égard. Si la levée de brevets, demandée depuis plus de 6 mois par les ONG, trouve désormais échos auprès de la classe politique, il n’en est pas de même concernant l’industrie pharmaceutique. Le problème comporte, il faut le reconnaître, de nombreuses ramifications.

Tout d’abord, lever un brevet signifie que l’on enlève la propriété industrielle sur une molécule thérapeutique. Or Joe Biden ne s’est prononcé que pour une suspension temporaire de cette propriété industrielle. Ce qui, au regard de la loi, s’avère complexe à mettre en œuvre. Qui plus est, c’est tout le business model des entreprises pharmaceutiques qui est basé sur ces brevets, et les programmes de recherche en dépendent. Élément supplémentaire, les vaccins contre le Covid-19 reposent sur un entrelacs de brevets : certains déposés avant, d’autres pendant la pandémie. La levée, temporaire ou non, ne sera donc pas l’affaire de quelques jours… Sur ce point, Hélène Stankoff, du cabinet Santarelli, et experte en Conseil en Propriété Industrielle, relève que pousser les laboratoires à établir des « licences, qui permettent d’exploiter le brevet, serait plus rapide, et logique que de forcer les compagnies à abandonner leurs brevets ».

Il ne s’agit pas là de la seule entrave à un soutien humanitaire aux pays les plus défavorisés. Le développement industriel de ceux-ci, et le savoir-faire sur place, ne sont pour beaucoup pas assez aboutis pour gérer une production de masse vaccinale. Pourtant, à l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), un outil aurait dû se mettre en marche pour pallier ce manque : la plateforme de mutualisation globale baptisée C-TAP. Elle est néanmoins boycottée par les multinationales pharmaceutiques. Ainsi que par la plupart des pays riches. Les problèmes logistiques viennent donc s’adjoindre aux problèmes légaux, créant par là même un amoncellement de risques de retards supplémentaires, dans la course contre le virus. Concernant les principaux laboratoires, ils voient d’un mauvais œil le précédent que risque de créer cette levée des brevets. Plus que le manque à gagner qu’il engendrerait. Tous cependant ne se sont pas prononcés en défaveur de cette résolution. AstraZeneca et Moderna sont beaucoup moins réticents, du fait de leurs accords et financements actuels que leurs collègues Pfizer et BioNTech. Ce dernier duo a déjà à son actif des milliards de profits, mais ont entièrement produit sur leurs frais.

Pendant que se listent les arguments pour tempérer les élans en faveur de cette levée des brevets sur les vaccins, la date des possibles premières doses disponibles pour les pays dans le besoin recule inéluctablement. La prix Nobel d’économie (2019) Esther Duflo rappelle, vendredi 7 mai, dans un entretien au quotidien italien La Repubblica, que « ce sont deux milliards de doses qui sont nécessaires ». Elle ajoute : « l’effort économique pour aider les pays pauvres serait dérisoire : pour acheminer dans ces pays deux milliards de doses de vaccins, il faudrait 29 milliards de dollars. » A titre de comparaison, le 14 janvier, Joe Biden annonçait un plan de 1 900 milliards de dollars. Dérisoire en effet. Surtout au vu des pertes humaines à déplorer en Inde et dans bien d’autres pays.

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