Confinement : des Nouvelles du Front

Chicanes et hantises

L'usnée : ce qui restera de nous après quelques années de confinement, hin hin Foto: Jerzy Opiola/Wikimédia Commons/CC-BY-SA/4.0Int

(Marc Chaudeur) – Les jours passent et parfois, la stupidité trépasse. Pas toujours. Laissons cela. Seulement, quelques arêtes risquent de nous meurtrir la peau et de nous pourrir la vie, parce qu’elles vont s’exacerber au fils du temps. Et nous en avons pour de longues semaines de confinement. Cette semaine, on a pu grincer des dents à cause de quelques développements désagréables sur lesquels il faudra veiller. Essentiellement : un mélange bien français d’absence de rigueur et d’esprit chicanier ; et puis le resurgissement de vieilles hantises. Parmi elles, surtout celle de la dégénérescence, profondément enracinée en nous, et celle de l’esprit collabo qui nous travaille depuis 1940, et pour certains d’entre nous, depuis 1918. Et liée à ces vilaines obsessions, l’exacerbation des tensions et des passions.

Ce matin, très tôt, une amie qui habite en Bretagne s’est fait verbaliser à dix mètres de chez elle, en sortant son chien. Son attestation portait la date de la veille ; c’est-à-dire qu’elle avait oublié de prendre un crayon et de noter sur cet absurde papier la date d’aujourd’hui. Rien à faire : le gendarme inflexible lui a infligé les 138 euros de contravention. Il ne portait ni gants, ni masque ! Le renflouement des fonds publics importe-t-il davantage, chez les gardiens de l’ « ordre », que la préservation de la santé publique ? Jamais la singerie dépenaillée de la rigueur ne remplacera le vrai sérieux.

Autre constatation qui s’impose à nos yeux : l’expression foisonnante, sur les réseaux sociaux, de craintes du genre « On va tous devenir des gros ! »  « On va tous devenir alcooliques ! » « On va se mettre à glapir comme des loups ! ». Cela trahit une crainte très ancienne, et très profonde : celle de la dégénérescence ; celle de (re)devenir quelque chose d’autre que des êtres humains à force d’enfermement, d’absence de relations sociales et peut-être, d’oisiveté. Transformisme dégénératif, qui ne changera d’ailleurs pas grand-chose pour certains.

Cette semaine, j’ai pensé très souvent à un conte réellement obsédant, horrible, fascinant. Il porte pour titre : Les Trois Ames, d’Erckmann-Chatrian – dans leurs Contes fantastiques,1860. Un scientifique nommé Scharf, un vrai précurseur des « recherches » nazies, part de la conception aristotélicienne qui pose une hiérarchie des âmes : âme humaine, âme animale, âme végétale. Scharf pense donc que dans certaines circonstances, l’âme humaine dégénère… Jusqu’à quel stade ? Pour en savoir plus, il séquestre une vieille femme. Au bout de longs mois, elle se met à miauler comme un chat ; longtemps, très longtemps plus tard, ses ongles poussent comme des racines et elle se met à perdre complètement l’usage de la parole… et de la pensée. Son corps se recouvre d’usnée, ce lichen rudimentaire qui est ce qui restera quand on aura tout oublié. Voilà ce qui risque de nous arriver. En tout cas, on imagine bien Boris Johnson couvert de lichen.

Enfin, ces derniers jours, la hantise de la délation et du rejet. Cette crainte s’enracine dans le comportement de milliers de Français (et d’Européens) qui ont livré suspects, juifs, homosexuels, déviants de l’ « ordre » ou résistants aux polices nazies. La délation a eu de beaux jours aussi en 1918-1925 en Alsace, d’ailleurs. Aujourd’hui, certains dénoncent leurs voisins médecins, infirmières, aides-soignantes, dont ils craignent qu’ils contaminent les immeubles qu’ils habitent, ou leurs voisins divers auxquels ils reprochent de se balader beaucoup trop longtemps… Il faut combattre ce genre de comportement, comme nous le faisions dans Eurojournalist, assurément.

Mais nous devons aussi prendre garde : il faut impérativement que nous évitions une sorte d’hyper moralisme qui est aussi l’une des caractéristiques de périodes comme celle que nous vivons aujourd’hui. La dénonciation des dénonciateurs tombe trop souvent dans le travers qu’elle… dénonce, par excès d’agressivité. Pourquoi le fait-elle ? Peut-être essentiellement parce qu’en temps de confinement et d’anxiété comme en temps de guerre, les traits de notre caractère s’exacerbent, et que de simples tendances deviennent pratiques effectives : ainsi, celui qui épie ses voisins balance ; mais aussi, le moraliste gnangnan saisi d’un raptus moralicus devient un hyper-moraliste déclamatoire… Mauvais, parce que cela fait monter le niveau général d’agressivité et de violence au moins potentielle ou verbale.

Ce à quoi il faut veiller, au fond, c’est donc à l’exacerbation des tendances et des passions en période d’enfermement. Restons cool, surtout sur les réseaux sociaux où il suffit d’un mouvement des phalangettes pour insulter la Terre entière et pour y semer la haine.

N’insultons pas. Exprimons, moquons nous sans lourdeur, suggérons, essayons de comprendre et redressons gentiment si cela se trouve à portée de notre main. Spinoza écrit : « Ne pas se lamenter, ni rire, ni haïr, mais comprendre ». A quoi nous ajouterons : agir !

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