Fariba Adelkhah – « Roland, le cri étouffé ! » (2/3)

Lors d’un temps de promenade dans la grande cour de la prison d’Evin, jetant un regard dans une direction pas forcément autorisée, Fariba Adelkhah est intriguée par des pieds se livrant à un étrange manège.

Comment ne pas penser ces jours-ci au Baloutchistan soumis aux multiples intempéries ! - La broderie typiquement baloutch qu'on retrouve sur les robes des femmes. Ici on est au bazar de Zahedan dans le Sistan-Baloutchistan. Foto: Fariba Adelkhah / CC-BY 2.0

(Fariba Adelkhah) – Assise sur les premières marches, je me tords dans tous les sens, comme un tournesol, en descendant progressivement les marches pour accompagner le mouvement du soleil afin de capter le plus de rayons possible. Je m’enivre de soleil. Ayant fermé les yeux, j’expose mon visage à la douceur de la lumière qui frappe ces murs et m’emporte loin dans mes souvenirs. Je savais que j’allais être libre un jour, je ne me tracassais pas trop avec ce que l’avenir me réservait. Je n’étais jamais très inquiète pour moi, mais pour mes contacts, mes amis, ceux avec qui j’avais échangé des emails et dont les noms revenaient lors des interrogatoires.

Au risque de vous surprendre, je dois admettre que l’emprisonnement vous libère, comme un coup de tonnerre, de toutes vos urgences et obligations. On peut le vivre comme une sorte d’anesthésie. J’étais encore un peu dans les nuages desquels j’avais du mal à redescendre, si tant est que je le voulusse vraiment. Qu’on l’admette ou non, la vie n’est pas un long fleuve tranquille, mais plutôt sanglant, comme le disait Maxime Rodinson. Tout un chacun en fait l’expérience à son propre niveau. Et dans la mesure où on ne peut pas tomber plus bas, les murs de la prison peuvent être un rempart de sécurité, une protection. En fait, l’expérience carcérale est d’autant plus étrange qu’elle n’est pas toujours ni nécessairement vécue comme une rupture. Elle est aussi un moment de règlement de comptes, à plusieurs niveaux, mais dans un contexte fort différent, car l’inculpée est désormais inatteignable par le monde extérieur.

Oui ! La prison peut être vécue comme un refuge qui vous protège des autres. Certaines – je ne parle jamais que des femmes, et des années 2019-2023 – en deviennent dépendantes, comme d’une addiction. Elles n’arrivent pas à la quitter, y compris dans leur tête et une fois sorties, ce qui pose d’horribles problèmes de réinsertion après leur libération. D’autres y retournent à l’issue de leur permission ou à la suite d’un nouveau mandat d’arrêt, la valise en main, résignées à ce nouveau séjour.

Assise sur ces escaliers, sachant que dans une demi-heure on me ramènerait à ma cellule, et que désormais, hors l’interminable attente, ma vie ressemblait de plus en plus à celle d’un nourrisson : manger, déféquer et dormir (MDD), rien n’était plus urgent que de savourer pleinement le moment et les rayons de soleil qui pénétraient ma peau. A travers les fentes, entre les marches, je pouvais voir, en bas, le passage qui nous conduisait aux pièces d’interrogatoire et qui était également emprunté par les hommes qui avaient été arrêtés, eux aussi, par les Gardiens de la Révolution.

Ce jour-là, j’avais fermé mes yeux face au soleil, quand j’entendis la porte du rez-de-chaussée s’ouvrir. Curieuse, je me penche pour regarder ce qui se passe en bas. De là où je suis assise, je ne vois que des pieds qui cherchent de façon étrange leurs pantoufles ! Nous, les Iraniens, nous les trouvons instinctivement et nous y glissons automatiquement nos pieds. La personne, en bas, se bagarrait drôlement avec ses pantoufles en plastique devant la porte. Celles-ci se tournaient sous les coups de pied maladroits, se mettaient tantôt à l’endroit, tantôt à l’envers. L’homme portait des chaussettes noires et un beau pantalon, bleu marine, avec un ourlet, ce qui est rare en Iran. J’ai pu remarquer ensuite une ceinture noire et une chemise à rayures bleues.

Je me suis alors précipitée pour me pencher comme j’ai pu, pour voir le reste, étant donné que tout était familier à mes yeux. Soudain je vois Roland, l’ami que j’allais chercher à l’aéroport au moment de mon arrestation, et dont on m’avait dit, la main sur le cœur, qu’il avait quitté le territoire au terme de son visa de cinq jours, après avoir été hébergé par les soins des Gardiens de la Révolution dans un hôtel, non loin de l’aéroport. Il est conduit, les yeux bandés, comme nous les femmes, chez son interrogateur. En temps normal je l’aurais hélé par son diminutif, Rolani. Mais là rien ne sort de ma bouche, rien, absolument rien ! Le silence, et rien que le silence, et je suis sans aucun mouvement devant cette découverte. La garde qui est dans son bureau, à son poste de travail, et surveille la situation grâce aux multiples cameras, voyant que quelque chose ne va pas, revient vers moi en m’interrogeant pour me demander s’il y a un problème.

La suite dès demain…

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