Fariba Adelkhah – « Roland, le cri étouffé ! » (3/3)

C’est bien son ami Roland que Fariba Adelkhah a entraperçu lors une promenade dans une cours de la prison d’Evin, mais quelque chose ne colle pas...

Comment ne pas penser ces jours-ci au Baloutchistan soumis aux multiples intempéries ! - Les filles baloutches de Bogheh. Foto: Fariba Adelkhah / CC-BY 2.0

(Fariba Adelkhah) – Je lui dis que j’avais vu mon ami en bas ! « Vous vous êtes sans doute trompée », rétorque-t-elle, sur un ton convaincu, à défaut d’être convainquant. Et de m’annoncer précipitamment, pour changer de sujet, que c’est la fin de la promenade pour cet après-midi, et de me reconduire à ma cellule.

Je me suis souvent interrogée sur les raisons de mon silence. Pourquoi n’ai-je pas crié le nom de Roland ? Mon mutisme et mon calme me surprennent d’autant plus que chaque jour je demandais à mes interrogateurs : « Qu’avez-vous fait de Roland ? Qu’est-ce que vous lui avez dit ? Comment il a réagi à la nouvelle de mon arrestation ? ». Naïve que j’étais, je pensais que les Gardiens de la Révolution l’avaient tenu informé des doutes de l’administration sur mes relations et sur mon travail. J’étais à mille lieues de penser qu’il pouvait être arrêté et se retrouver dans la même prison que moi.

Je m’avance des bribes de réponses, mais aucune ne m’a l’air satisfaisante. D’abord la pudeur et la retenue, voire l’autocensure, étant donné que j’avais été familiarisée aux codes à respecter à Evin. Jusqu’à ces hommes qui ferment les boutons de leur chemise sur leur cou et ne regardent pas leur victime féminine ! Habillée d’un tee-shirt sans manches, j’étais en tenue d’intérieur, une sorte de pyjama pour aller au lit, un peu trop grand pour moi et laissant apparaître mon cou bien dégagé. Rien de gênant quand on est entre femmes, mais devant un homme croyant, du moins en apparence, de surcroît maktabi, doctrinaire – ils le sont tous dans ce genre d’institutions – je dois avouer que c’était limite ! Si j’appelais Roland par son prénom, celui qui allait lever sa tête dans la bonne direction c’était son garde, à quatre ou cinq mètres de moi ! Je ne sais pas si je craignais le regard d’un étranger sur mon corps peu couvert, du point de vue de la tradition, ou si je n’avais tout simplement pas le courage de l’imprévisible entre les murs d’Evin.

D’un autre côté, j’ai été désarmée devant cette réalité. Je crois que j’ai été tout simplement tellement rassurée de savoir que Roland était là, avec moi, au rez-de-chaussée, que je n’en voulais pas plus. Prendre conscience de cette réalité m’a tout simplement demandé du temps. C’était dur, mais c’était rassurant pour moi, non pas de le savoir condamné au même destin que moi, certes pas !, mais tout simplement de savoir où il était. Depuis mon arrestation, c’était mon unique interrogation : qu’est-il arrivé à Roland, une fois passé les contrôles, dans une ville où il ne connaît que ma famille, et n’ayant aucun numéro de téléphone ni adresse à contacter ? Je pensais à ces mères de soldats disparus auxquelles on annonce que leur enfant a péri sur le front, mais qui ne parviennent pas à calmer leur douleur et cherchent désespérément un signe de vie ! Et qui, quand on leur présente un corps, fût-il déchiqueté, et assistent à son enterrement, s’apaisent et entament leur travail de deuil.

Quoi qu’il en soit, mon silence et mon attitude m’ont longtemps interrogée au point que j’ai rêvé de ce cri manqué, pendant très longtemps. J’ignore toujours si Roland savait à ce moment que j’étais moi aussi à Evin. Quand l’a-t-il appris ? Je ne le sais toujours pas. L’évocation de cette première rencontre est même devenue un sujet de dispute téléphonique entre nous quand je me suis trouvée en résidence surveillée, munie d’un bracelet électronique, et lui rentré en France. Roland pense avoir été mis dans la tenue carcérale dès son arrivée à Evin. Il le disait avec une telle assurance que j’ai alors commencé à douter de ce que j’avais vu. J’ai vite pris la juste mesure de ma fragilité, désormais, insoutenable mais bien réelle, avant de réaliser que l’état psychologique de Roland était encore plus atteint que le mien, foudroyé qu’il avait été par son arrestation, sans que je puisse agir en quoi que ce soit pour le soutenir de là où je me trouvais moi aussi.

Je me suis alors lancée, agente 007 dans l’âme, par l’intermédiaire de ma grande sœur, dans la recherche de la vérité. Je lui ai fait demander à la famille de la personne dont j’avais appris qu’elle avait partagé la cellule de Roland. Ainsi, j’ai pu comprendre que, durant les dix premiers jours de sa détention, celui-ci avait gardé sa valise et était donc dans ses propres habits. Lorsque j’ai entraperçu Roland bataillant avec ses pantoufles, nous étions au neuvième jour de mon arrestation. Je venais de mettre fin à ma première grève de la faim pour pouvoir appeler pour la première fois ma sœur au téléphone, au huitième jour de ma détention. Roland n’a fait son entrée administrative à Evin que le dixième jour de notre arrestation. Je pense que les autorités iraniennes pesaient encore le pour et le contre de l’acte qu’ils avaient commis et espéraient conclure rapidement une négociation avec les autorités françaises.

Le lendemain de cette rencontre, qui n’en fut pas une, on m’appelle à l’interrogatoire.

- Roland est ici ! Vous l’avez arrêté comme moi !

- Qui vous l’a dit ? Il vous a menti, il est parti comme je vous l’ai dit, moi !

- Personne ne me l’a dit, je l’ai vu de mes propres yeux !

- Vous vous êtes trompée ! Ce n’était pas lui, il est parti, je vous l’ai déjà dit !

J’ai encore une fois étouffé mes cris, mais la vengeance est un plat qui se mange froid. Un jour j’ai lancé une bouteille d’eau à la tête de cet homme. Ouf, ça va un peu mieux.

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