Moscou : Saturne est mort, pas Staline

Une histoire d’ogres

Hé hé ! Foto:Tylwyth Eldar/Wikimédia Commons/CC-BY-SA/4.0Int

(Marc Chaudeur) – Passation d’héritage à Moscou. Le député fossile Ziouganov refait parler de lui, en prenant en marche le train complotiste. Il prend le relais de Saturne l’Alligator.

Pour beaucoup de Moscovites, Saturne l’Alligator était le symbole du Petit Père des Peuples : un père gourmand qui dévorait ses enfants. Saturne était pourvu d’un appétit dévorant ; il aimait beaucoup aussi qu’on passe la brosse à reluire sur sa cuirasse d’une épaisseur phénoménale. Il fallait la passer très très fort et très très longtemps, la brosse à reluire, avant que Saturne ne manifeste sa satisfaction par des grognements d’aise. Saturne ne supportait nulle concurrence autour de lui ; son territoire, et ses territoires satellites, ceux de ses petits camarades reptiles, était strictement marqué, dans son esprit ; ce qui y pénétrait était dévoré, illico.

Comme beaucoup de pratiques politiques en vigueur à l’époque stalinienne au sens strict (de 1924 à 1953, date de la mort de Iossif Vissarionovitch Djougachvili, dit Staline, l‘ « Homme d’acier »), l’alligator Saturne, bien que né aux bords du Mississipi en 1936, est venu d’Allemagne, de l’Allemagne nazie. Une histoire extraordinaire que celle de Saturne : acheté par les Allemands, il est devenu pensionnaire du zoo de Berlin, jusqu’en 1943. Le 23 novembre de cette année là, un bombardement l’a jeté sur les routes, et il a disparu pendant trois années !

Comment a-t-il survécu ? En mangeant des enfants, comme le dieu Saturne et Staline qui eux, ont mangé les leurs, d’enfants ? Pour Saturne/Cronos, Hésiode nous renseigne là-dessus, et aussi nombre de représentations plus récentes que la Théogonie, dont le fameux tableau de Goya. Pour Staline, l’histoire est si récente que les témoins et les victimes fourmillent dans toute l’Europe. Mais pour Saturne l’ Alligator, rien. Ahurissant : imaginez un crocodile se promenant dans les rues et les parcs de Berlin pendant plusieurs années…

En 1946, des soldats britanniques le trouvent dans la partie Est de Berlin et l’offrent aux Soviétiques. Il intègre alors le zoo de la capitale soviétique. Saturne, coriace comme un Amérindien ou un Russe, prospère pendant ces sept décennies et devient pour beaucoup de Moscovites une véritable mascotte. Il est facile de comprendre pourquoi ; on vient de l’expliquer.

Saturne est mort, donc, et Gennadi Ziouganov prend le relais. On n’avait pas entendu parler de lui depuis pas mal de temps. En ce joli mois de mai, il a exprimé une sorte de profession de foi complotiste : en effet, il a repris cette assertion qui traîne dans les venelles selon laquelle les vaccins contre la COVID-19 contiennent des puces électroniques : des puces qui serviront à nous espionner et donc, à nous contrôler… Pour Ziouganov, il s’agit d’une partie du complot capitaliste visant à introduire un « esclavage numérique » dans les populations, et ce, dans le monde entier. L’ un des grands coupables, on s’en doute, n’est autre que Bill Gates.

Dans un article du média « communiste » (stalinien) Ligne Rouge, organe du KPRF (le Parti Communiste Russe), Ziouganov s’en prend à la « globalisation capitaliste » qui selon lui, veut « assujettir toutes les cultures nationales pour en créer une seule, cosmopolite ». Et pour arriver à cette fin, le capitalisme globalisateur « est prêt à user des technologies les plus sophistiquées d’asservissement numérique : et parmi elles, l’implantation massive de puces sous le prétexte de la vaccination générale contre le coronavirus ».

Cette intervention de Ziouganov, d’ailleurs, est une réaction à l’accusation avancée contre Bill Gates par le fameux réalisateur de ciné Nikita Mikhalkov. Celui-ci, de plus, a estimé par la suite que la chaîne d’État Rossia 24 l’avait censuré. Et Ziouganov a qualifié cette chaîne de « cinquième colonne » du capitalisme esclavagiste !

Une histoire d’ogres, décidément. Staline/Saturne mange des enfants dont les siens propres, Bill Gates est censé les asservir pour les manger à toutes les sauces… Mais il faut répéter sans cesse que l’aspect le plus redoutable du complotisme et plus largement, de la paranoïa politique, c’est qu’elle part d’éléments réels et d’analyses pertinentes pour déraper sur des délires extrêmement redoutables par ses effets et ses effets pervers sur les libertés démocratiques : et avant tout sur la liberté de pensée et la liberté d’expression.

A voir : https://www.themoscowtimes.com

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