Fariba Adelkhah – Quand on n’a que l’amour (2/2)

Témoignant de son quotidien durant sa longue privation de liberté, Fariba Adelkhah souligne l’importance de cultiver des relations interpersonnelles de qualité, comme avec les « Trois Bouquets », un trio d’amies de détention, qu’elle a présenté hier.

Qom, intérieur d’un magasin de reprographie. Foto: Fariba Adelkhah / CC-BY 2.0

(Fariba Adelkhah) – Cet après-midi, quand enfin je me lève pour embrasser celle qui était venue comme d’une autre planète, une voix se fait entendre au loin. Sepideh me quitte comme un éclair, sans un mot, laissant la porte entrouverte derrière elle : le crime n’est jamais parfait ! Le risque d’avoir transgressé les règles de la détention est toujours grand, et les conséquences peuvent être lourdes : on peut être privée de téléphone, de visites, de lecture, ou encore être replacée en isolement.

La plus gentille des gardiennes – pas celle qui m’avait apporté les pruneaux, celle qui aimait les chants de louanges religieux (maddahi), avec qui j’avais noué des relations intimes et échangeais des confidences – est arrivée, très ennuyée, me demandant qui avait ouvert la porte. Je n’ai rien nié, car nous vivions sous l’œil des caméras et l’affaire allait être de toutes les façons dévoilée. Et aussi parce que je n’avais pas réellement pris conscience de ce fait, qu’une co-détenue pouvait venir jusqu’à moi sans y être autorisée ni vue à temps. N’ayant commis aucun crime, naïve comme je l’étais, mue par l’espoir que le monde de la détention pouvait changer, je répétais bêtement que nous n’avions rien fait de mal et demandais à la gardienne de ne pas signaler cet incident. Elle me répondit qu’elle y était obligée, ne serait-ce que parce que notre vie au quotidien était surveillée par les caméras. Elle partit soudainement pour revenir quelques minutes plus tard en compagnie de la redoutée Haj Khanoum, une femme immense, enveloppée de son chador qu’elle tenait comme si on allait le lui arracher, et sans doute aussi pour afficher son soutien sans faille et son amour, vrai, inconditionnel, pour Agha – le diminutif de l’ayatollah Khamenei, le Guide de la Révolution. Haj Khanoum me posa des questions anodines auxquelles je répondis par des dénégations : « Nous n’avons rien fait, nous n’avons pas échangé ».

J’ai appris beaucoup plus tard, une fois arrivée dans le quartier des femmes, et retrouvant enfin mon premier et mon seul amour de prison, Sepideh, que l’opération avait été méditée par les Trois Bouquets ! Quand la garde vint chercher les filles pour la promenade de l’après-midi, l’une d’entre elles fit semblant de dormir et resta au lit. Les deux autres suivirent la garde en la distrayant à grand renfort de plaisanteries et de friandises, tant et si bien qu’elle en oublia la dormeuse et laissa la porte de leur cellule ouverte derrière elle. Haj Khanoum, la cheffe des gardiennes, était dans son bureau, sans doute devant la caméra inspectant les autres détenues. Sepideh sortit de son lit une fois les autres éloignées, et douée qu’elle est en tout, passa devant le bureau sans se faire voir, jusqu’à ma cellule, éloignée d’un petit pas. A l’époque, la clef des cellules restait sur leur porte. Inutile de dire que l’escapade de Sepideh changea la règle, eut des conséquences sur le régime carcéral et ne fit pas les affaires de Haj Khanoum.

RIP (Rest in peace). Ce fut le mot que je trouvai écrit sur le mur de la cour, deux jours plus tard, lors de ma courte promenade. Nous fûmes interrogées, les gardiennes aussi, et Haj Khanoum fut mutée, à la joie de tout le monde ! Elle était un peu trop sévère et empêchait toute forme d’échanges entre nous ou d’expression de notre part. Elle nous interdisait de rire ou de parler dans les couloirs, de chanter dans la cour ou dans notre cellule. Pendant son service, elle ne m’autorisait pas à me doucher tous les matins. Une restriction que je cherchais toujours à contourner. La salle d’eau était contiguë aux toilettes. Comme j’avais des problèmes de digestion je m’attardais souvent dans celles-ci et elle s’éloignait. Dès qu’elle entendait la tuyauterie elle me demandait de sortir pour me raccompagner à ma cellule. Je m’arrangeais donc pour quitter silencieusement les toilettes et me précipiter sous la douche. Une fois que j’étais mouillée des pieds à la tête, la religieuse qu’elle était ne pouvait plus rien faire ! Il n’est rien de pire que de souiller de l’eau de la toilette d’une mécréante la moquette et les tapis !

Quant à moi, après cette visite éclair de Sepideh, et une fois la crise de la journée passée, je me suis mise à rédiger des requêtes. Je pense avoir passé toute une nuit à formuler des propositions à mes interrogateurs : partager la cellule des Trois Bouquets, être des leurs pour les promenades quotidiennes… Je voulais retrouver tout simplement ce délicieux goût de la présence de quelqu’un à nouveau à mes côtés. Pour ne rien vous cacher, il y avait quelque chose de beaucoup plus fort. Je pense que je suis tombée amoureuse ! Oui vraiment, en vrai, pour de vrai ! J’ai mis du temps à le réaliser, et j’ai fait un poème que j’ai fini par lui faire parvenir. Ne me demandez rien sur nos modes d’échange de courrier, car on n’aimerait pas qu’ils soient dévoilés. Cela peut servir à d’autres (y-a-t-il un pays sans prison ?) Mais ne vous moquez pas de moi ! Je regardais cette porte lourde en fer qui un jour s’était ouverte, et je pensais à cette femme toute en lumière qui m’avait approchée, dans mon accablement ! Je rêvais d’elle, je désirais très fortement la revoir devant la porte. La frustration de ne pas l’avoir serrée dans mes bras était la douleur nécessaire pour penser à ce sentiment étrange qui vous envahit et vous habite un jour, sans que vous sachiez pourquoi, ce sentiment faute de quoi on n’aura jamais parlé de l’amour : celui du manque. N’est-ce pas parce que c’est la seule chose que l’on a à soi, pour donner à l’autre qui sans être appelé vient à votre rencontre ? Quand on n’a que l’amour…

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