Fariba Adelkhah – On ne naît pas hirondelle, on le devient. (3/3)

Cette nouvelle rencontre en prison, faite par Fariba Adelkhah lors de sa longue privation de liberté, s’avère particulièrement surprenante...

Mausolée de Sheykh Jam, à Torbat-e Jam (Khorasan) Foto: Fariba Adelkhah / CC-BY 2.0

(Fariba Adelkhah) – Elle finit par appeler quelqu’un avec qui elle avait échangé sur les réseaux sociaux. « Tu sais, on a l’impression d’être quelqu’un », me dit elle : « Les hommes s’adressent à vous avec tact et politesse, au point qu’on a le sentiment qu’ils vous connaissent et n’attendent que de vous voir. La vérité était autre ! Quand ils comprenaient que j’étais à la rue et que je venais de divorcer, ils raccrochaient ! J’ai finalement trouvé un ami qui avait une société, et je lui ai demandé de m’héberger pour quelque temps dans ses bureaux. Je ne demandais rien d’autre, j’allais très vite m’arranger. En fait je suis rapidement devenue son agent de main, la coursière de sa société. Je lavais, je faisais la cuisine que lui et ses collègues aimaient. J’avais en charge les relations de la société avec la banque. Je me déplaçais souvent avec des chèques conséquents sur moi. Je n’ai jamais rien volé ! Tout se passait bien pour moi, mais le père de ce Monsieur ne m’a pas supportée et a tout fait pour qu’il me vire. Je suis devenu alors baby-sitter, dans des familles dont les parents étaient divorcés ou travaillaient tous deux. Mais les femmes étaient jalouses et ne me supportaient pas longtemps. Je venais de trouver un très bon travail. Logée, nourrie plus salaire, pour m’occuper d’un garçon de 12 ans. J’étais tellement contente ! Le Monsieur habitait seul, et jepouvais espérer un bon salaire pour la première fois ! C’était juste avant mon arrestation. En plus, j’avais échangé avant l’entretien, des photos avec le Monsieur qui me recrutait. Les sécuritaires n’ont pas aimé ! J’avais dû montrer mes jambes épilées, parce que le Monsieur n’aimait pas voir une femme non épilée dans son entourage. Je lui ai juste envoyé une photo de ma jambe, sans rien d’autre, pour avoir droit à l’entretien. Et voila qu’elle est tombée dans les mains des Gardiens de la Révolution ! ».

Et de poursuivre : « J’aurais pu nouer un mariage temporaire (sigheh), avec un homme très proche de la famille, un juge de grande notoriété, les interrogateurs le reconnaissaient. Mais je n’ai pas voulu et lui n’a pas voulu m’aider autrement, par exemple en me facilitant la location d’un kiosque, pour faire des sandwichs ou des falafel. Il en avait pourtant les moyens. ».

Elle a rédigé une lettre pour ses interrogateurs, que j’ai corrigée, et dans laquelle elle exposait sa situation. Elle leur demandait d’être envoyée dans une prison où elle pourrait travailler et gagner de l’argent – ou de pouvoir travailler à Evin même, elle était prête à accomplir n’importe quelle tâche. Un soir, elle me dit : « Tu sais, ce que je mange ici, je ne peux pas l’avoir chez moi. ».

Elle est gentille, se montre respectueuse à mon égard parce que j’ai presque l’âge de sa mère. Elle passe son temps à lire et relire le Coran, trois fois, de bout en bout, en 10 jours. Quand elle achève sa lecture elle lève la tête et me dit que la première lecture est un vœu pour moi, pour que je retrouve ma liberté, la deuxième est destinée à son interrogateur qui est gentil – elle le lui a annoncé le matin même – et la troisième doit l’aider à trouver un travail. Sacré javanmard! comme on le dit dans la littérature des compagnons chevaleresques : une personne qui se met au service des autres et vit pour les autres en dépassant les contours de son soi.

Nous ne regardons presque jamais la télé, elle ne l’intéresse pas. Un jour j’ouvre néanmoins celle-ci, et lui demande de choisir une chaîne satellitaire iranienne, de ton plus libre que les chaînes publiques – les chaînes satellitaires sont un peu aux chaînes officielles ce que les zones franches off shore du Golfe sont à l’économie on shore. Son choix s’arrête sur une compétition d’athlètes. Elle sait en parler parfaitement. J’ai ainsi pris goût à regarder ce que j’ignorais complètement, plus encore ce que je fuyais presque par dégoût ! Elle était excellente formatrice. Elle m’a aussi raconté qu’elle était capable de dépecer un mouton – un travail d’homme ! Je le lui dis : « Oui, mais moi j’aime cela ». Et de continuer : « Pour pouvoir manger à ta faim, chez nous, quand j’étais petite, il fallait être au milieu du champ de bataille. C’est pour cela que je sais crier si fort. Ainsi, personne ne levait la main sur moi. ».

Elle est partie au bout de deux semaines, pour rejoindre le quartier des femmes. Quand j’ai été autorisée, moi aussi, à quitter l’isolement du quartier des Gardiens de la Révolution et à rejoindre à mon tour celui des femmes, la première personne qui est venue me voir à la fin des démarches administratives, après Sepideh, ce fut-elle. Ce fut aussi elle qui prépara un endroit pour que je puisse camper devant le bureau des gardiennes, en guise de protestation contre mon arrestation. Elle est allée chercher des tatamis, dans la salle de gym, en me disant que le sol était humide : « Sans tatami tu vas avoir mal au dos ! ».

Dans la section des femmes elle avait quelques amies, mais elle était souvent seule. On ne lui faisait pas confiance. Et ses cris, fondés ou non, dérangeaient beaucoup. On disait d’elle qu’elle était une agente, qu’elle faisait des rapports aux gardiens sur les autres détenues, bref qu’elle était une « hirondelle ». Elle fréquentait un peu trop le bureau du personnel, murmurait-on. Je ne lui ai jamais rien dit des soupçons qui pesaient sur elle.

Elle avait des visites, et son fils, avec lequel elle avait une relation distendue, est venu à plusieurs reprises, une rencontre toujours convoitée et qu’elle préparait bien à l’avance. Son seul souci était de trouver un travail à la sortie d’Evin, où personne ne l’attendait. Elle a été condamnée à la même sentence que moi, mais sa peine a vite été commuée. Elle a quitté la prison au bout de 37 mois, pendant que j’étais assignée à résidence, et j’ai perdu sa trace. Mais aujourd’hui, à chaque fois que je regarde une compétition d’athlètes – puisque j’aime désormais les regarder – je pense à elle. Est-elle devenue une « hirondelle » des Gardiens de la Révolution pour subvenir à ses besoins ? Si oui, c’est qu’elle n’avait pas d’autre choix.

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