Fariba Adelkhah – Répression en pagaille et pagaille de la répression (1/2)

Le totalitarisme, qui par nature aspire à tout maîtriser, n’est pas dans son appareil répressif, pour autant exempt d’incohérences et même de pagaille, comme en témoigne Fariba Adelkhah.

La Fête de Nowruz va de pair avec le réaménagement des places et des parcs dans les villes. Ici, le maire de Mashad, tente de démontrer le sens de l'hospitalité, dont font preuve les gardiens du mausolée de l'Imam Reza, envers les enfants. Foto: Fariba Adelkhah / CC-BY 2.0

(Fariba Adelkhah) – Dans le complexe pénitentiaire d’Evin, deux grandes institutions rivalisent en y tenant le haut du pavé carcéral : les Gardiens de la Révolution et le Ministère du Renseignement. Mais sans doute faut-il tenir également compte du Ministère de la Justice et de l’armée, si je m’appuie sur mon expérience personnelle. J’ai rencontré une détenue, qui avait été arrêtée avec son mari, et qui était sous le pouvoir du premier. Quant aux militaires, certains sont incarcérés à Evin, mais en règle générale, ils semblent être emprisonnés dans des centres de détention propres, en dehors du complexe, si j’en crois un échange furtif que j’ai pu avoir avec l’un d’entre eux. Il en est notamment ainsi des arrestations intra-institutionnelles, au sein de l’armée, de la Justice ou encore du clergé.

Ces différentes instances ne semblent avoir ni les mêmes vues, ni les mêmes méthodes. Elles se distinguent aussi par leurs locaux. Elles ne communiquent pas entre elles, et même se méfient les unes des autres. Les prisonniers sont ballottés entre le Ministère du Renseignement, les Gardiens de la Révolution et l’institution judiciaire, dans une sorte de pagaille organisationnelle qui engendre de multiples problèmes. Mais ces services se tiennent tous par la barbichette.

On l’a vu, la détention se décompose en deux temps. Les prisonnières sont d’abord dans la main du service qui les a arrêtées. Elles sont détenues dans les bâtiments de celui-ci, et y sont interrogées par ses agents. Ce n’est que dans un deuxième temps, après avoir reçu leur sentence, qu’elles sont transférées dans le quartier ordinaire des femmes qui, dans les faits, à Evin, n’accueille que des détenues relevant des questions de « sécurité ». Les hommes arrêtés pour des raisons politico-sécuritaires, sont mêlés après leur procès, aux condamnés de droit commun, notamment pour malversations financières ou dot et chèques impayés, mais pas aux criminels, ni aux drogués. Précisons également qu’Evin comporte une section réservée aux transsexuels.

En revanche, le Ministère de la Justice ne semble pas disposer de locaux de détention attitrés. Il venait chercher sa détenue chaque matin, pour les interrogatoires et la ramenait le soir, souvent tard. Ainsi, les interrogatoires se passent dans les locaux propres à chaque institution, sur la base des « preuves » qu’elle rassemble et en fonction du droit d’arrêter des personnes qu’elle se reconnaît. Nous parlions entre nous du « traficotage » ou de « l’invention » du dossier – un signe parmi d’autres de l’incompréhension totale, qui règne entre les détenues et leurs interrogateurs, ces experts, ces agents de l’ordre, qui sont préoccupés par un ordre que l’ordre ignore.

Pendant nos déplacements au sein du complexe d’Evin, nous situions assez bien les locaux du Ministère du Renseignement, car ils sont à proximité de la clinique dans laquelle les médecins donnent des consultations pour les prisonnières, et où s’effectuent les examens médicaux. Les locaux des Gardiens de la Révolution sont eux, placés dans une petite ruelle, et sont dissimulés aux regards. Les Gardiens de la Révolution et le Ministère du Renseignement disposent également de « maisons de sûreté », à l’extérieur d’Evin, dans lesquelles certains prisonniers sont conduits, généralement les yeux bandés pour qu’ils ne puissent pas les localiser. C’est ainsi que je ne sais pas où j’ai passé ma première nuit de détention, après mon interpellation à l’aéroport, ni ne puis identifier le lieu de mon premier interrogatoire dans l’enceinte de celui-ci, où j’ai été questionnée et humiliée pendant quatre heures par des jeunes hommes alors que d’autres, hilares, se chamaillaient autour du contenu de mon ordinateur portable.

Si j’en juge par ma seule expérience, forcément limitée, les femmes qui ont été interpellées lors des manifestations de l’automne 2019, puis pendant le mouvement « Femmes, vie, liberté », ne sont généralement restées à Evin qu’un mois, la durée légale des arrestations au terme de laquelle elles étaient soit libérées sous caution, soit transférées dans d’autres lieux de détention. J’ai pu voir moi-même, devant Evin, beaucoup de familles venir prendre des nouvelles de leur enfant pendant cette période. Accompagnée d’une fonctionnaire de la gendarmerie (et non du personnel pénitentiaire), armée d’un pistolet pour la circonstance, de deux policiers et d’un chauffeur, je me rendais à l’extérieur pour des consultations médicales – les deux premières fois menottée, par la suite sans l’être, malgré les protestations des agents aux différents contrôles, qui ponctuent la sortie de la prison. Mais de façon générale, nous, les prisonnières politico-sécuritaires, nous n’avons pas été les témoins directs de ces vagues d’arrestations de 2019 et de 2022. Toutefois, pendant ma détention provisoire, j’ai entendu l’arrivée de plusieurs femmes, et j’ai même partagé avec l’une d’elles ma cellule. Elle était divorcée et turcophone. Habituée à de telles arrestations, elle semblait confiante, dans la capacité de ses parents à payer sa caution.

Il faut noter que la grande majorité des accusées politico-sécuritaires, restent en liberté conditionnelle avant leur jugement. Certaines, peu nombreuses, voient suspendue l’exécution de leur sentence sur une longue période. La date de leur entrée en prison est laissée à l’arbitraire de l’institution judiciaire, qui se décide en fonction, notamment de la place disponible dans l’enceinte du quartier des femmes. Tel fut le cas de Samin Ehsani, une jeune femme de confession bahaï, originaire de Gorgan, née en 1985, activiste des droits de l’enfant, en particulier en faveur des jeunes Afghans. Dans l’attente de l’exécution de sa sentence, prononcée en 2012, et sans nouvelles de celle-ci, elle se maria et menait une vie normale, si tant est qu’on puisse le dire ainsi, dans l’espoir que la suspension de sa peine, si longtemps reconduite, finirait par annuler sa condamnation à cinq ans de détention pour collusion avec l’étranger et atteinte à la sécurité nationale. Sa fille avait cinq ans, quand, un beau jour, les autorités se présentèrent à son bureau et lui demandèrent de les suivre. Elle n’eut pas l’autorisation de dire au revoir à Keyzad, son mari, ni à Nila, sa petite fille ! Je me souviens d’elle, une sacrée Shéhérazade, qui nous racontait souvent, le soir, des histoires comme on le fait avec les enfants dans leur lit, pour les endormir.

La suite dès demain.

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